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Citation de Partemps


Marcel Conche
Là-dessus, je suis en accord avec Spinoza. La nature tient une place essentielle dans votre philosophie. Vos origines rurales ont-elles influencé son élaboration ?

M. C. : Oui, bien entendu, car durant toute mon enfance et mon adolescence, j'ai travaillé comme paysan. Mais ce rapport à la nature, dans mon cas foncier, constitutif, je l'avais oublié sous l'influence de la philosophie universitaire. J'étais destiné à être instituteur. Au lycée de Tulle, j'ai fait la connaissance de ma professeure de lettres qui m'a aidé à apprendre le latin et le grec, et que, plus tard, j'ai épousée. Inscrit à la Sorbonne, j'ai ensuite passé l'agrégation. Là, je me retrouve dans un élément d'intellectualité abstraite où la nature est totalement oubliée. Je me suis ressaisi grâce à Montaigne, et j'ai repris contact avec le fond substantiel de mon être qui est lié à la nature, à une ouverture sur l'être. Cette présence de la nature rend la saisie du monde immédiate. Elle frappe d'inanité les notions de « sujet », de « représentation ».

La question de l'existence du monde extérieur est un faux problème. Voilà pourquoi je me situe bien plus du côté du Dasein heideggerien que du Cogito cartésien. Vous avez expliqué qu'il y avait plusieurs métaphysiques alors qu'il n'y a qu'une morale…

M. C. : Oui, la morale est un absolu. Certains philosophes ne distinguent pas la morale de l'éthique. Elles sont à distinguer radicalement. En venant chez moi, mettons que vous avez vu un blessé sur le bord de la route, c'est un impératif inconditionnel de vous arrêter. Si un peu plus loin, sur la route, quelqu'un vous invite à un spectacle, vous pouvez décider d'y aller ou non. Cela n'a rien d'obligatoire. La recherche du bonheur n'est pas un impératif inconditionnel. Il y a une éthique du pouvoir, du bonheur, du plaisir. Achille cherche la gloire et pose une éthique de la gloire. On choisit d'organiser sa vie en fonction de ce qui nous intéresse. Mais vous n'avez pas le droit de l'organiser d'une manière qui impliquerait le non-respect de la personne des autres. La morale limite donc le domaine dans lequel vous pouvez développer votre éthique. La morale, c'est une sorte de minimum, mais certaines morales abolissent l'éthique. C'est le cas de la morale chrétienne, dont la logique est d'aimer l'ennemi. La logique, c'est la sainteté de Mère Teresa, selon laquelle vous devez vous consacrer à autrui.

C'est un au-delà de ce que la morale rigoureusement exige. Elle n'exige pas que vous aimiez votre ennemi, mais que vous le respectiez en tant qu'être humain. Vous êtes un fervent pacifiste. Ce pacifisme relève-t-il d'une éthique personnelle ou de la morale ?

M. C. : Je ne participe à aucune guerre, quelle qu'elle soit. Je ne tombe pas dans le piège consistant à penser qu'il y aurait des guerres justes. Les enfants ne pouvant comprendre la différence existant entre des bombes justes et des bombes injustes, j'abolis cette différence. Pourtant, que se passe-t-il si l'ennemi est à nos ­frontières ? Là, je n'ai plus le droit de développer une propagande pacifiste, car elle est universelle. Lorsque l'ennemi est là, le pacifisme est en contradiction avec lui-même, puisqu'il perd son sens universel en favorisant l'ennemi. Mais moi, personnellement, je reste pacifiste. Ma position ­universalisable, mais ne pouvant être universalisée, reste abstraite, contradictoire. Fondamentalement, pour moi, le rôle de l'homme politique consiste à établir la paix, ce que de Gaulle a très bien compris. Vouloir réaliser la démocratie en l'exportant par la guerre, c'est criminel.

Votre rapport à l'histoire semble contradictoire. D'un côté, vous montrez que c'est la profonde instabilité du siècle qui a orienté votre philosophie. De l'autre, le philosophe doit, selon vous, faire abstraction de son temps. La vraie vie serait-elle anhistorique ?

M. C. : Sur ce point, il me semble qu'il faut distinguer l'action et l'activité. Le philosophe n'a pas à être un homme d'action. Il n'a pas à agir, il a à penser. On ne peut faire les deux choses à la fois : on ne peut aller à Boulogne-Billancourt comme Sartre et formuler la ­vérité la plus juste. Dans le Tao Te king, cette différence est fondamentale, car si le philosophe ne s'engage pas dans l'action, cela n'empêche pas qu'il soit actif. Cette activité consiste en une spontanéité créatrice : lorsque j'étais enseignant, j'étais assujetti à une action, à un emploi du temps. Je ne le suis plus aujourd'hui. J'improvise mes journées. Comme si vivre, c'était poétiser... L'activité, elle, laisse davantage sa chance à la surprise, à l'imprévu. Si l'on considère que la vraie vie réside dans les événements sociaux, politiques, on se situe du côté de Hegel. Selon lui, la vraie vie consiste à nous réaliser, nous objectiver. On se réalise en étant quelqu'un dans la société. Si vous êtes poète, il vous faudra être édité sans quoi vous ne serez pas « réel ». Je prends le contre-pied de cette façon de voir. Je crois qu'il faut attacher une importance infinie aux nuances de nos relations avec les autres. La substantialité de la vie est faite des nuances de l'amitié, de l'amour. A mon âge, l'amour s'est purifié de la sexualité… Il y a plus ou moins de délicatesse chez les êtres. Tous n'ont pas cette intuition d'autrui. Ceux qui vous cataloguent trop rapidement, il faut s'en méfier. Mon athéisme, par exemple, ne me rend pas antichrétien. Ma femme était catholique. Le discernement de la personne est plus essentiel que toutes les croyances et opinions. Ce que l'on oublie parfois précisément dans cet affrontement entre la droite et la gauche. Il y a une fossilisation des personnalités. La vraie vie ne réside pas dans cette fixité.

Dans une très belle page de votre Journal étrange, vous confiez que si la mort survenait aujourd'hui elle ne serait plus privation de vie.

M. C. : Oui, les hommes vivent en moyenne jusqu'à 77 ans et les femmes jusqu'à 83 ans. J'ai aujourd'hui presque 84 ans, je suis déjà de six ans au-delà de la moyenne ! Si je mourais aujourd'hui, je ne perdrais rien. Si j'étais mort à 20 ans, j'aurais perdu presque soixante ans de vie. La mort ne peut plus m'enlever ma vie. Ma vie, je l'ai eue. Je n'appréhende pas le fait d'être mort. Epicure le dit très bien, la mort n'est rien. Il n'y a rien après la mort : je disparais, je m'évanouis, la vie s'arrête. Mais il faut distinguer la mort et le mourir, que j'appréhende. On ne sait jamais comment on va mourir, en dormant ou dans des souffrances atroces. Cela a beaucoup préoccupé Montaigne qui souhaitait mourir sans s'en apercevoir. Dans le cas où l'euthanasie soit une chose raisonnable (si j'avais perdu toutes mes capacités), pour moi, le véritable ami serait celui qui pourrait m'aider à mourir. Mais je n'ai aucun ami à qui je pourrais demander cela. Je n'ai donc pas d'ami parfait… Emile Cioran, que j'ai découvert il y a quelques jours seulement, raconte une scène se déroulant rue de l'Odéon, à Paris. Une femme de 94 ans lui confie qu'elle n'a pas peur de la mort, mais que ce qui l'ennuie le plus est l'idée de devoir quitter la rue de l'Odéon ! Cette rue, dit Cioran, ne présente pourtant aucun intérêt… Les gens n'ont pas peur de ce qui viendra après la mort. Ce qui fait peur, c'est de quitter la vie, ce à quoi l'on est le plus attaché.
Source du texte : Philosophie magazine
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