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Citation de Woland


[...] ... C'est alors que j'observai le premier phénomène qui me plongea dans l'étrange. Le voyageur de l'extrémité du wagon, ayant relevé sa banquette et assujetti son oreiller, s'étendit et ferma les yeux. Presque au même moment, le dormeur qui me faisait face se leva sans bruit et tendit sur le globe de la lampe le petit rideau bleu à ressort. Dans ce mouvement, j'aurais dû voir sa figure - et je ne la vis pas. J'aperçus une tache confuse, de la couleur d'un visage humain, mais dont je ne pus distinguer le moindre trait. L'action avait été faite avec une rapidité silencieuse qui me stupéfia. Je n'avais pas eu le temps de voir le dormeur debout que déjà je n'apercevais plus que le fond blanc de son bonnet au-dessus de la couverture tigrée. La chose était insignifiante, mais elle me troubla. Comment le dormeur avait-il pu comprendre si vite que l'autre avait fermé les yeux ? Il avait tourné sa figure vers moi, et je ne l'avais pas vue ; la rapidité et le mystère de son geste étaient inexprimables.

Une ombre bleue flottait maintenant entre les banquettes capitonnées, à peine interrompue de temps à autre par le voile de lumière jaune jeté du dehors par un fanal à l'huile.

Le cercle de pensées qui me hantait revint à mesure que le battement du train croissait dans le silence. L'inquiétude du geste l'avait fixé et des histoires d'assassins en chemin de fer surgissaient de l'obscurité, lentement modifiées à la façon des mélopées. La peur cruelle m'étreignait le cœur ; plus cruelle parce qu'elle était plus vague, et que l'incertitude augmente la terreur. Visible, palpable, je sentais se dresser l'image de Jud - une face maigre avec des yeux caves, des pommettes saillantes et une barbiche sale - la figure de l'assassin Jud, qui tuait, la nuit, dans des wagons de première et qu'on n'a jamais repris après son évasion. L'ombre m'aidait à transporter cette figure sur la forme du dormeur, à peindre des traits de Jud la tache confuse que j'avais vue à la lampe, à m'imaginer sous la couverture tigrée un homme tapi, prêt à bondir.

J'eus alors la tentation violente de me jeter à l'autre bout du wagon, de secouer le voyageur endormi, de lui crier mon péril. Un sentiment de honte me retenait. Pouvais-je expliquer mon inquiétude ? Comment répondre au regard étonné de cet homme bien élevé ? Il dormait confortablement, la tête sur l'oreiller, soigneusement enroulé, ses mains gantées, croisées sur sa poitrine : de quel droit irais-je le réveiller parce qu'un autre voyageur avait tiré le rideau de la lampe ? N'y avait-il pas déjà quelque symptôme de folie dans mon esprit qui s'obstinait à rattacher le geste de l'homme à la connaissance qu'il aurait eue du sommeil de l'autre ? N'étaient-ce pas deux événements différents appartenant à des séries diverses, qu'une simple coïncidence rapprochait ? Mais ma crainte s'y butait et s'y obstinait ; si bien que, dans le silence rythmé du train, je sentais battre mes tempes, une ébullition de mon sang, qui contrastait douloureusement avec le calme extérieur, faisait tournoyer les objets autour de moi et des événements futurs et vagues, mais avec la précision devinée de choses qui sont sur le point d'arriver, traversaient mon cerveau dans une procession sans fin. ... [...]
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