L’univers n’a jamais cessé de m’époustoufler. Toutes ces années à courir le cliché parfait, la lumière idéale, l’ombre qui éclabousse les terres encore tièdes, à bondir sur les moussons japonaises ou plonger dans des sourires neufs. J’avais délaissé cette obsession qu’était de quérir toutes les quintessences de chaque coin de rue, de chaque ville de chaque pays. Seul l’instant, sans le provoquer, mais simplement en le cueillant, avait un sens. Je m’étais construit dans mes photos et dans leurs souvenirs et du plus loin que ma cervelle se souvienne, j’avais toujours l’appareil à capture (comme je l’appelais môme) à bout de doigts.
Aujourd’hui, j’étais à l’apogée de mon indignation. Je me retrouvais, comme tout le monde une fois dans sa vie, à contempler le désastre de mon existence. La vérité s’était imposée à moi, aussi limpide qu’un lac norvégien. Je traînais pourtant la même routine depuis des lustres à savoir celle d’ingurgiter cette même horreur amère dans un gobelet sur le point de fondre, grimper ces passerelles qui ne demandaient qu’à s’écrouler au moindre tressaillement, bouffer ces ignominies présentées sur des minuscules plateaux, supporter le parfum trop poivré mélangé à la transpiration de Kate, le rire trop gras de Keith, la fausse compassion des hôtesses et leurs rouge à lèvres bon marché. Je subissais cette routine comme une litanie.
Le recrutement s’était fait de façon très simple et sur trois critères non négligeables : Être polyglotte, charismatique et bien gaulé. Bien sûr, dans l’annonce il en était autrement. Contempler un instant les salariés et les déductions se faisaient d’elles-mêmes. Keith, un George Clooney bis (c’est d’ailleurs amusant quand on connaît le film In the air où l’acteur a exactement le même métier que moi dans ce film) un teint perpétuellement hâlé, des dents définitivement plus blanches que la banquise sous le soleil au zénith. Kate, c’était sa version féminine. Et moi, qui à en juger par les regards insistants des passagères, ne devais pas être un mauvais apéritif.
J’avais l’impression d’être emportée dans la définition du bonheur car tous mes sens et mes membres infusaient dans ce que le monde nous a offert de plus beau : La nature aux aurores. Alors que mon esprit s’octroyait un magnifique moment de liberté, mes angoisses remontèrent au galop. Mes pas se firent plus rapides, ma respiration se saccadait. Happée par l’immensité de la forêt, je décidais de prendre la route pour retrouver le chemin. J’y arrivais une heure et demie plus tard. Invisible derrière mon chêne j’attendis, introspective.
C’était à notre âge qu’il fallait s’autoriser à être déraisonnable, et puisque nous étions perdues, sans idée d’avenir, voyager était toujours la solution à ce genre de problèmes. Annabelle, sagement assise à côté de moi, attendait tranquillement l’annonce de ses résultats sans un soupçon de mouron. En regardant ses prunelles naïves d’où n’exaltait aucune excitation, je me convainquais qu’elle me laisserait probablement tomber.
J’avais eu peur d’approcher ces personnes. Les déranger dans leur léthargie. De quoi appréhendais-je ? Je pensais sans doute qu’au lieu de cette atonie transcendantale, se tramaient mille pensées philosophiques. Mais l’appât de mon gain était plus fort que tout, alors gentiment, je leur proposais un cliché unique pour une personne unique sur un décor unique et une impression instantanée, zoup ! Et cela fonctionnait !
Les boulots ingrats mais nécessaires existaient, le mien était juste vide de sens. Il coûtait cher à l’Etat et n’apportait que de mauvaises nouvelles. Un job du genre sadique et hypocrite. Le condensé de suffisance de la plupart des postes, réuni en un. Lors des vols, je préférais être seul, réfugié au fond de moi-même. N’en déplaisait à mes deux collègues qui ne faisaient que jacasser pendant des heures.
Oui, j’allais voyager partout dans le monde, et je serai même payé ! J’allais découvrir des cultures, dormir dans des hôtels de luxe, rencontrer un tas de monde et pour simple contrainte, renvoyer des personnes qui, de toute façon le méritaient certainement. Mon avenir était prometteur et j’étais jeune. Bien sûr, trois ans après, le désenchantement était total.