Les temps heureux ont pris fin avec la mort de Giovanni. Tant qu’il était là, le ronchon, elles se devaient d’être de bonne humeur pour le faire rire ; maintenant qu’il a disparu, les sœurs s’attristent. Il était comme un vieux poteau en bois noueux auquel elles étaient amarrées, deux grosses bouées flottant placidement sur la mer de la vieillesse ; sans lui, elles s’en vont peu à peu à la dérive, vers la décrépitude.
Je connais l’amour maternel pour avoir vécu à ses côtés ; ma mère m’a aimée ; mieux, elle m’a aimée en me laissant ma liberté. Moi qui me tenais l’autre côté de cet amour comme d’une peau très fine ou d’une membrane osmotique, je l’aimais à mon tour, de façon filiale. Mais existe-t-il un adjectif pour définir l’amour ? Filial, sororal, amical, conjugal, passionnel – chacun semble ôter quelque chose à la mystérieuse complexité de l’amour. Ce que j’essaie de dire, c’est que je n’ai pas seulement aimé ma mère d’un amour filial, je l’ai aimée comme la mère idéale, comme le capitaine de mon navire, comme le maillon à la fois le plus proche et le plus lointain de la chaîne de femmes à laquelle j’appartiens et qui me rattache à la vie. Comme une enfant à nourrir, une créature à protéger. Et pas uniquement quand, à partir d’un certain âge, les rôles se sont inversés, que la force et la responsabilité sont passées de mon côté.
Mon père a un faible pour les desperados, les hors-la-loi, les criminels de bande dessinée. Son cerveau, comme celui d’un gamin de onze ans, produit des étincelles d’amour pur pour les hommes qui ne craignent ni ne respectent rien. Ah, s’il pouvait être un bandit invincible ! Pas un Vallanzasca, trop risqué, mieux vaut Tex Willer, qui finit toujours par s’en sortir.
Soleil et Lune, les deux pôles opposés d’une éternelle dichotomie, se superposent et se confondent chez lui. Le diagnostic de l’astrologue : c’est un primaire ! Pour lui, réalité et imagination se brouillent, elles ignorent la ligne de séparation plus ou moins nette qui marque la frontière de notre précaire santé mentale.
C’est un menteur, tout le monde le sait, mais il ne ment pas toujours par intérêt ou par nécessité (bien que ce soit souvent le cas). Il est capable de mentir sans motif et sans utilité, par plaisir, pour la beauté du geste, par caprice, par inspiration. Il est possible que la différence entre la vérité et l’invention lui échappe, ou l’ennuie. Il est possible qu’il soit tout simplement un peu artiste, naïf, raison pour laquelle il plaît aux femmes qui continuent à l’aimer alors qu’elles ont cessé de le croire.
C’est peut-être la première illustration de la leçon muette que j’ai reçue tout au long de mon enfance, à savoir que notre intimité est ténue, plus profonde que vaste ; qu’il vaut mieux observer que se montrer ; qu’il est bon d’élever une barrière de pudeur durable et méfiante entre les autres et nous, si l’on veut sauvegarder un bien précieux qui n’a pas de nom ; l’espace intérieur et l’espace extérieur ont beau reposer sous le même ciel, il convient de les séparer parce qu’ils sont différents.
Savoir ne sert qu’à broyer du noir un peu plus, à avoir peur. Elle parvient encore à travailler quelques jours par semaine, rapporte une maigre paie à la maison, assez pour acheter, avec leurs trois cartes de rationnement, un quart de litre d’huile, cinq cents grammes de beurre, quelques kilos de pain. On trouve d’autres aliments, y compris de la viande, au marché noir, mais il faut avoir de quoi payer.
La liberté est à mes yeux une question d’espace. Je revois ma campagne, les dangers familiers – ruines, ronces, flaques noires de torrents – qui transformaient mes marches en aventure jusqu’aux marges du lointain. Je revois ma mère avancer prudemment, du haut de sa camionnette, dans la mer de brume de l’hiver, ses roues dansant sur l’asphalte glacé de la ligne droite de la Mandria.
Quand on écrit autant par métier que par habitude, comme moi, on sait que le « je » représente de nombreuses personnes et que celles-ci ne s’entendent pas forcément – mieux, que de leurs conflits peuvent naître de nouveaux mondes, des espaces vierges où l’univers intérieur peut encore s’étendre.
L’amour maternel n’est donc ni physiologique ni immuable au cours des siècles, mais il change selon les périodes et les contextes sociaux. Comme la forme des vêtements, les religions, les usages privés et publics, nos sentiments envers… plus ou moins tout.