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Citation de mimo26


OK.

On y va.

Attends, juste un petit réglage encore, une mise au point de la focale, pour que la caméra me cadre parfaitement et mette en valeur mon plus beau profil. Profil, non. De face. De face c’est mieux, pour se parler. Voilà.

Je suis prête.

Tu me vois.

Tu me vois, bien sûr. Et tu ne comprends rien.

Les yeux grands ouverts, zébrés de crainte, de répulsion ou de curiosité, tu t’apprêtes à m’écouter.

Tu comprendras, à la fin de ce film, que par la suite je me suis faufilée hors de la maison et ai glissé mes clés dans la boîte aux lettres. En le faisant je me suis dit c’est marrant, aujourd’hui les boîtes aux lettres ne servent plus qu’à y laisser des trousseaux de clés.

Avant de partir, je t’ai envoyé ce mail, ça aussi c’est marrant, deux personnes vivant sous le même toit qui communiquent par mail au lieu de laisser un papillon sur le buffet. Dans mon message, il y avait ce lien.

Que tu as ouvert.

Tu l’as ouvert parce qu’à ce moment-là, tu étais fou d’in quiétude.

Le message était un message d’adieu. Ce n’est pas la première fois que nous nous écrivons des messages d’adieu via la poste électronique. Ce sera la dernière.

Alors tu as lu mes mots; électrisé par une panique qui n’a pas de nom, tu as cliqué sur le lien.

Tu verras, c’est un beau film.

Attends. Je me sers. Pardon, je mange en te parlant, je n’ai pas vraiment le choix, c’est que le temps presse. Les restes, ces beaux restes, il faut que je les liquide dès maintenant, et tant pis si ce n’est pas très poli de parler la bouche pleine; il y a des moments où la politesse n’est qu’une perte inutile de temps et c’est le cas aujourd’hui. Je te fais peut-être saliver, tu retrouves toute la saveur de ce petit plat que je t’ai proposé hier soir et que tu as dégusté avec contentement. La caméra cadre idéalement mon assiette et la marmite fumante juste derrière. Ce plat, je l’avais mitonné tout exprès pour nous deux, la viande est tendre, la sauce parfumée aux épices, ça fond miraculeusement en bouche – souviens-toi, à jamais, de cette joie pour les papilles. Il le faut.

Une seconde. J’oriente un peu la caméra vers ce qui se trouve sur la table, et que je viens de disposer par ordre de grandeur, vois comme c’est joli. Tous ces petits os si fins, fragiles, des os d’oisillon bien récurés du bout des dents. Tu te souviens d’en avoir suçoté, en ma compagnie. C’est que ces petits os ont une histoire.

Bien. Je n’ai pas fait tout ça pour te parler cuisine. Nous y reviendrons dans un moment, si tu veux bien. Où en étais-je? Oui. Le film, donc.
Un vrai beau documentaire, dans les règles de l’art. Moi face caméra, sous un éclairage soigné, te parlant comme si nous étions l’un en face de l’autre. Ma relative maîtrise de la vidéo m’a donné la possibilité d’insérer des images fixes, des photos accompagnées de ma voix qui, j’ose l’espérer, ne te semblera pas se perdre en bavardage inutile.

Au moment où tu le visionneras, des milliers d’internautes l’auront déjà vu et partagé. J’aurai donc accompli le tour du monde en Toile. Comment dit-on, déjà? Faire le buzz? Voilà. J’aurai fait le buzz. Je serai devenue l’univers. C’est parfaitement enivrant.

Je te parle, et j’éprouve un léger trouble, dû au fait que je ne sais pas à qui je m’adresse. C’est à toi que je vais dire ces choses : mais ce choix pour lequel il m’a fallu trancher, te parler comme à l’oreille et cependant devant une assemblée infinie de personnes, est une gymnastique inédite et ô combien déstabilisante. Tu comprendras plus tard pourquoi j’ai voulu me mettre à nu de la sorte. Pour l’instant, non, tu ne saisis pas. Mais peu à peu, dans ces résidus de mémoire qu’il te reste, des éclats vont revenir. Des souvenirs peu agréables.

Ce sont les derniers mois de notre vie. Ce sont les fulgurances de nos folies et de nos erreurs. C’est la démence quotidienne de nos amours.

Tu te rappelleras. Tu n’en reviendras pas.

Quant à moi, c’est de ce voyage que je ne reviendrai pas.

Mon voyage est lié à ces petits os que tu vois à l’image. Mes mots le sont aussi. Tout comme ta mémoire défaillante.

C’est pour ça que je dois te dire.
J’aurais pu t’écrire une longue lettre, mais ça aurait pris trop de temps. Il aurait fallu que je cherche les mots, que je les grave sur un support qui exige le geste, le voyage du cerveau à la main. Et tout cela serait resté entre toi et moi. Exactement ce que je ne voulais pas.

Je sais. Tu souffriras de ce choix que j’ai fait, de t’embarquer contre ton gré dans cet étalage de notre intimité, de tout déballer sur cette agora de la communication que sont les réseaux sociaux aujourd’hui. Communication… le mot me semble mal choisi. Il paraît qu’on dit partage. Si partage signifie nombrilisme, exhibition, pour arriver, au bout de la chaîne, au voyeurisme le plus décomplexé, alors je suis preneuse. Car voici le but de cette entreprise : faire partie, moi aussi, de la grande famille, à défaut d’une autre. La grande famille de ceux qui s’en vont vomir leur petitesse ou leur grande mythologie personnelle sur des millions d’écrans, sortent de l’anonymat en devenant enfin un visage concret – bien qu’éphémère, parmi des millions d’autres – hurlant dans des millions de chambres d’ados qu’ils existent, qu’ils existent juste parce qu’ils sont nés un jour, oh, pas pour leur talent, pas pour leur créativité, pas pour leur exceptionnelle beauté ni pour leur fracassante intelligence, pas pour la postérité, juste pour une seconde où ils auront traversé l’espace rectangulaire d’un ordinateur, comme des pollens de printemps qu’on voit voler à contre-jour. Une petite poussière que l’œil attrape dans la multitude, mais dont on se souvient vaguement par la suite, parce qu’elle s’est coincée sous la paupière et vous a démangé un moment. Je te parlerai, en temps voulu, d’un Petit Narcisse qui a désiré être plus qu’une poussière dans l’œil de ses contemporains, parce qu’il n’avait aucun autre moyen d’exister.

Parce que le problème, vois-tu, c’est de ne pas exister.

Aujourd’hui, je veux t’exister.

Et je pense que tu vas vite savoir pourquoi, à la fin de ce film, je serai devenue une de ces existences que l’on n’oublie pas.
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