Malgré sa lourde silhouette, son début de brioche, il plaisait aux femmes. Mais il s'en défiait. Quelque chose d'indompté, sous l'écorce de bonhomie, rugissait en cet homme jeune. En fait il n'avait rien contre les femmes et les jugeait même plus intéressantes que les hommes, dans la plupart des cas. Son problème : il était né un tantinet misanthrope. Alors, d'ici à ce qu'on l'accuse de misogynie, il n'y avait qu'un pas, il laissait faire, il laissait dire. Son métier ne facilitait pas les choses. Il voyait et côtoyait tant de bassesses, tant de cruauté, d'inconscience tranquille vis-à-vis de son prochain, qu'il en était saturé.
Il ne voulait pas contribuer à cette misère humaine en fondant un foyer, en donnant naissance à d'autres êtres. Et pourtant... parfois, il suivait d'un regard songeur les gamines maigrelettes et rieuses, aux yeux de chat câlin. Il aurait aimé une fille. Pourquoi pas un fils ? Ca ne s'expliquait pas. C'était comme ça. Une fille, à qui il aurait appris à pêcher la truite dans les rivières fougueuses de la Haute-Loire ou de la Haute-Ardèche, une fille à qui il aurait enseigné la nature et ses hôtes, les purs, ceux qui avançaient sur quatre pattes.
Le commissaire suivit la clôture lâche qui courait le long des derniers pâturages, entre la pinède et la forêt, la vraie, celle des grands sapins givrés. Bientôt il aperçut les toits d'un hameau réhabilité récemment, rebaptisé les Gentianes. Les vieilles maisons au toit crevé, désertées par leurs occupants après la guerre de 14-18, s'étaient métamorphosées en coquettes résidences vendues ou louées à des gens de la ville, qui y venaient l'été et souvent l'hiver. Cela redonnait de la vie au pays, mais Morgeon n'appréciait pas vraiment. Des années plus tôt, quand le nouveau et heureux propriétaire avait choisi Passe-Renard comme lieu de résidence, où il ferait bon plus tard couler les jours heureux de sa retraite, sa maison se tenait seulette à l'orée d'un bois de pins, formant l'avant-garde d'un groupe forestier comprenant des arbres d'essences diverses et une châtaigneraie. Mais la civilisation peu à peu avait rattrapé Morgeon qui s'en désolait.
- Liliane, et si tu venais dîner à la maison un de ces soirs ? Mes parents seraient heureux de te connaître mieux !
- Heureux ! Mon œil ! Ta mère ne m'aime pas mais ça m'est égal. De toute façon je n'irai pas. Un dîner chez vous ferait trop officiel.
Arthur se rembrunit.
- Pourquoi tu ne veux pas que ça se sache ... Nous deux ?
On sort ensemble pour de bon, tout de même.
Liliane éclata d'un rire moqueur.
- Qui t'a dit que c'était pour de bon ?