Lautrec avait fait la connaissance de Bruant quelques années auparavant. Dans son cabaret de Montmartre « Le Mirliton », Bruant insultait tous les soirs son public – et ce avec beaucoup de succès. Mais naturellement, c’était aussi par ses chansons qu’il attirait son public, les prolétaires aussi bien que les intellectuels et les artistes ; car Bruant chantait le milieu des faubourgs en vrai précurseur de la future « chanson réaliste ». (…) Il lui arrivait souvent de sauter sur la table pour chanter ou engueuler son public de ce perchoir.
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Lautrec, qui avait un faible pour l’originalité humaine ou artistique, et qui les sentait de loin, fut un admirateur de la première heure de Bruant.
… une chose n’est jamais belle du seul fait qu’elle est nouvelle. A notre époque, il y a beaucoup d’’artistes qui font quelque chose parce que c’est nouveau ; ils voient dans ce fait d’être nouveau leur valeur et leur justification ; ils se trompent : le fait d’être nouveau est rarement l’essentiel. Il n’y a qu’une chose qui compte : faire mieux une chose en partant de ce qu’elle est.
Un anglais portant canne et haut de forme et étalant toute la panoplie de son charme flirte dans le « Moulin Rouge » avec deux cocottes. Son habit et son attitude empesés contrastent avec les apprêts féminins dont le peintre s’est contenté de suggérer le raffinement. Mais les quelques indices qui nous sont donnés à voir –ruban noir autour du cou, dos décolleté, attitude grandiloquente de l’élue vue à moitié de dos, comme le regard de biais félin et la mèche de cheveux impertinente de la rivale qui écoute, et que l’on voit de face – expriment l’essentiel et ne laissent aucun doute sur le genre de dames auxquelles on a affaire. Il a fallu par contre à Lautrec détailler plus amplement pour en « définir » le personnage, le Sir qui fait ses avances en se camouflant derrière sa noble façade. La mine aux aguets, le feu aux oreilles, la main vierge d’anneau conjugal, les jeux de physionomie de ce touriste du monde du plaisir qui veut se donner l’air d’un homme d’esprit exempt de contraintes, et que des courbes dynamiques savent rendre de la manière la plus expressive –tous sont des signes qui trahissent le marché qui doit se conclure et le plaisir sensuel qu’éprouve à l’avance ce loup déguisé en mouton.
En 1891, quand Lautrec commença à faire des lithographies, cette technique était connue et utilisée depuis plus d’un siècle : c’est Alois Senefelder qui en 1796, inventa à Munich le procédé de la gravure sur pierre. Il avait découvert que si l’on dessinait avec des bâtons de craie grasse sur du calcaire poreux, qu’on humectait d’eau les parties non coloriées et qu’on étalait sur le tout une encre grasse d’imprimerie, les parties qui avaient été humidifiées n’absorbaient pas l’encre et seul apparaissait, quand on tirait sur papier, ce qui avait été dessiné à la craie grasse. Avec le temps, on améliora l’opération en utilisant des procédés chimiques.
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Aux environs de 1820, le monde des arts connaissait déjà les premiers chefs-d’ œuvres lithographiques. Ils étaient signés entre autres par Théodore Géricault, Richard Parkes Bonington, Francisco de Goya et Delacroix.
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Paul Gavarni et Daumier furent avant Lautrec les plus grands artistes français connus pour leur production lithographique. Ils travaillaient tous deux principalement pour des journaux illustrés dont les membres de la rédaction avaient senti le profit et l’utilité qu’ils pouvaient tirer de la lithographie.
A la suite de deux accidents consécutifs survenus à l’âge de 13 et 14 ans et dans lesquels il eut les deux jambes brisées, il fallut bien se rendre à l’évidence et reconnaître ce qu’on avait voulu jusque-là dans la famille ignorer ou pudiquement masquer ; Henri était atteint d’une maladie osseuse héréditaire, la pycnodysostose, dont les symptômes primaires avaient fait leur apparition alors qu’il était âgé de dix ans.
Des lettres capitales rouges et noires annoncent le spectacle pour lequel l’affiche * fait de la réclame : le bal qui a lieu quotidiennement au Moulin rouge et où la Goulue fait son entrée.
Placardée aux murs et aux colonnes d’affichage de Paris, cette affiche de grand format rendit du jour au lendemain son créateur célèbre. En octobre 1891, il écrit à sa mère ces mots laconiques : « Mon affiche a été aujourd’hui placardée sur les murs de Paris et je vais bientôt en faire une autre ». Lautrec faisait une entrée bruyante dans la gravure.
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Son moyen d’expression privilégié sera dorénavant la lithographie mono – et polychrome. Le catalogue de ses œuvres comporte en tout 350 lithographies dont trente affiches environ ; ce ne sont pas toutes des ouvrages de premier rangs mais une bonne douzaine d’entre elles comptent parmi ce que les arts mineurs ont produit de meilleur.
• « Moulin Rouge » La Goulue, 1891 (Milan)
Les longues stations en position allongée et les séjours en maison de repos, si ennuyeux pour un jeune garçon, eurent pourtant un effet positif. Le talent artistique du jeune homme, déjà perceptible chez l’enfant de six ans, s’affirma. Dans l’attente vaine d’une guérison, il remplissait de dessins cahiers d’école et blocs d’esquisse (…) Les dessins que l’on a conservés du jeune Lautrec dénotent, à défaut d’un enfant prodige, un don indéniable. On n’accorda bien sûr d’autre attention à l’exercice de ce talent naissant que celle qui était d’usage dans la noblesse aisée : on n’y vit qu’un innocent passe-temps.
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C’est l’environnement familier, le milieu cynégétique avec ses valeurs, son culte de la chasse et ses plaisirs de cour, qui transparaît dans les premières peintures à l’huile de l’adolescent de 14 ans.
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A défaut de pouvoir monter correctement à cheval, il fallait bien se consoler en les peignant bien !
Lautrec, qui souffrait sans l’ombre d’un doute de son infirmité physique, développa, pour ainsi dire par instinct d’auto-conservation, un genre tout particulier d’auto-ironie
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En accordant à autrui à l’avance tous les points faibles imaginables, voire même en les exagérant, il brisait les ailes des moqueurs, gâchait la joie qu’ils pouvaient prendre à exprimer leur sadisme.
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Mais par ailleurs, il aimait et admirait tout ce qu’il ne pouvait atteindre par sa personne : beauté, force, agilité et prouesses physiques.
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Ses amis sont unanimes à rapporter qu’il était doté d’esprit de répartie. Pour être reconnu dans la société malgré son infirmité, il avait développé une veine originale d’amuseur qui se répercutait dans sa manière de parler, d’utiliser certaines locutions ou de faire des calembours, dont le goût prononcé pour le trivial, voire même pour l’obscène.
Ce furent surtout les thèmes traités par Degas que s’appropria Lautrec, même si l’on peut remarquer certains déplacements d’accent, en apparence légers, mais souvent décisifs.
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Lautrec habitait à Montmartre dans la maison où Degas avait son atelier. Y habitaient également les trois Dihau, qui étaient d’ailleurs des parents éloignés de Lautrec.
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L’admiration éprouvée par Lautrec pour Degas n’était pas du tout réciproque. Degas – qui avait de toute façon la réputation d’être misanthrope – n’avait pour son jeune condisciple difforme que des remarques condescendantes.
« Il porte mes habits, mais coupés à ses mesures » - Jugement de Degas sur Lautrec.
« On voit, mon cher Lautrec, que vous êtes du bâtiment ». Edgar Degas
« Je préfère Lautrec » - Paul Cézanne, interrogé à propos de Degas.
Aussitôt après son ouverture en 1889, le Moulin Rouge était devenu le lieu d’amusement privilégié de Montmartre. Le succès était dû à l’attraction que représentaient les stars et à un aménagement intérieur original de de grand style. Le Moulin Rouge que l’on peut voir encore aujourd’hui place Blanche, et dont le plan a été dessiné par Willette, n’était qu’un trompe l’œil et faisait référence aux vrais moulins à vent qui existaient auparavant en grand nombre et parmi lesquels le Moulin de la Galette, avait été transformé en établissement de danse. Dans le jardin du Moulin Rouge se trouvait un éléphant gigantesque acquis lors de l’Exposition Universelle de Paris qui eut lieu la même année que l’ouverture de l’établissement, et dont l’intérieur servait de lieu d’exposition de curiosités.