Citations de Maurice Couturier (22)
La complexification extrême des dispositifs narratifs dans le roman moderniste et postmoderniste donna l'illusion à chacun que l'auteur s'était absenté de son texte et qu'il s'en remettait à ses lecteurs pour donner vie à son corpus. En y regardant de plus près, on se rend compte que ces facteurs militaient moins en faveur de la mort de l'auteur que de la naissance d'un lecteur critique capable de collaborer activement au travail créateur proposé par l'auteur.
L'auteur se met a priori en position haute par rapport à son lecteur, mais en même temps il veut laisser libre cours à ses désirs les moins avouables. Il cherche à se faire admierer et à se faire aimer, mais ne tient pas à livrer trop e choses de lui-même, ce qui serait de nature à le diminuer face au lecteur. C'est d'ailleurs pourquoi il met en place des dispositifs narratifs complexes qui donnent à son texte une dimension paradoxale totalement déconcertante pour le lecteur. Ce dernier, quant à lui, cherche à assumer son autorité sur le texte mais aussi à ls'assurer l'estime de l'auteur, utilisant par ailleurs le texte comme un champ clos où il peut permettre à son imagination et à ses désirs de s'ébattre. C'est à travers ce jeu croisé des désirs et des revendications des deux interlocuteurs que se tisse la trame serrée du texte comme interface, interface qui les met en rapport l'un avec l'autre et les maintient aussi paradoxalement à distance.
Ecrire, c'est créer un objet surdéterminé mais également désirant et donc habité par l'inconscient de l'auteur et habitable par celui du lecteur.
Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture.
Au XVIIIème siècle, écrire tout son texte à la première personne, comme le faisaient les auteurs des romans picaresques, c'était déjà prendre le risque de se voir accuser de tous les péchés commis par le narrateur homodiégétique ; le composer entièrement à la troisième personne, c'était renouer avec un style épique désormais hors de saison et qui ne donnait plus le change au lecteur.
Ai-je épuisé toutes les stratégies romanesques de mise en discours de la sexualité dans ce genre littéraire ? Sans doute pas, mais il me semble que les romans contemporains, de plus en plus explicites sur le sujet, ne font, la plupart du temps, que broder sur des motifs narratifs proches de ceux que j'analyse ici.
Les six chapitres de cet ouvrage suivent en partie les grandes évolutions de ce genre littéraire depuis le XVIIe siècle.
Dans notre monde ultra médiatisé et connecté, les techniques de mise en discours et en image du sexe deviennent de plus en plus sophistiquées, de même que les outils scientifiques ou philosophiques pour tenter de le comprendre.
Le roman moderne est l'enfant d'une technologie moderne, l'imprimerie.
Dans le développement qui va suivre, je me suis fixé un double objectif : identifier les traces de la gêne et de la mauvaise foi de l'auteur qui, exploitant le désir du lecteur d'entrer dans un univers de fiction, lui impose des contraintes parfois données, et montrer par quel processus le lecteur reconstitue cette figure de l'auteur et communique avec elle.
Et si l'analyse était une construction de l'esprit pour laquelle le texte ne serait que l'alibi ?
"En fait de Littérature [auteur] se dit de tous ceux qui ont mis un livre en lumière. Maintenant, se dit de tous ceux qui en ont fait imprimer."
Furetière.
"Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit le soucis de vérité : tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman."
André Gide
Pour le romancier moderne, l'enjeu principal consiste donc à imposer son autorité figurale à un texte dont il feint de se désolidariser.
La métatextualité se présente donc comme une machine sophistiquée permettant à l'auteur de s'absenter de son oeuvre et contraignant le lecteur à entrer sans cesse plus avant dans la boîte noire du texte. C'est avant tout ce phénomène qui a incité la critique contemporaine à parler de la mort de l'auteur et qui a favorisé l'appropriation narcissique du texte.
Les romanciers ont donc inventé, depuis cent cinquante ans, des stratégies narratives métatextuelle de plus en plus sophistiquées qui rendent la figure auctoriale de plus en plus lointaine sans jamais la faire disparaître totalement.
Un jour, David Lodge m'a raconté que, voulant vérifier le sens d'un verbe ("ring off") dans le dictionnaire favori, "Cobuild", il eut la surprise de écouvrir que la citation donnée pour illustrer le sens du mot venait tout simplement d'un de ses propres romans. Il pensait comme tout un chacun que la loi du dictionnaire était supérieure à la sienne, et il eut tout à coup la surprise de constater qu'il participait lui-même à l'élaboration de cette loi.
Le romancier veut toujours se dire, même lorsqu'il raconte une histoire très éloignée de son expérience personnelle, mais il ne veut pas que cela se sache, ou en tout cas pas trop, parce qu'il tient à protéger son for intérieur et à garder sa position haute par rapport au lecteur.
Jusqu'à présent, mon étude n'a porté que sur les stratégies de fuite utilisées par les auteurs pour déconnecter le discours narratif de leurs romans par rapport à leurs discours personnel, pour que les "je" et les "il" qui s'affichent dans le corps du texte ne puissent renvoyer à l'énonciateur premier.
Dans la conversation courante et non amoureuse (pour ne pas dire "haïssante"), les interlocuteurs se trouvent face à face et peuvent réguler leurs propos en fonction des réactions verbales ou non verbales de l'autre ; mais ils cherchent avant tout à promouvoir la meilleure image possible d'eux-mêmes, à se soustraire à a loi de l'autre et à imposer la leur propre. Ce type d'échange s'effectue sous la tutelle invisible de l'Autre dont chacun des interlocuteurs se fait tour à tour l'interprête. Dans l'échange amoureux, où chacun des interlocuteurs s'adresse au moi idéal de l'autre, il se produit un effet de fusion et d'identification qui donne à chacun l'illusion que le tiers, l'Autre, n'intervient en aucune façon. Dans l'échange textuel, les interlocuteurs ne sont pas en présence l'un de l'autre.