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Citation de mimo26


12 septembre 2019

— J’y vais.

Olivier est assis devant la table de la cuisine, les mains jointes en porte-gobelet autour de sa tasse de café ; son regard traverse la fenêtre et le porte bien plus loin, bien au-delà des confins du jardin, bien au-delà de l’atelier, jusqu’aux brumes de la Seine. Il me répond sans même se tourner vers moi.

— Tu es vraiment obligée ?

J’hésite. Je me lève et tire la jupe de mon uniforme. Je n’ai pas envie d’engager une longue conversation. Pas maintenant. Pas le temps. Je me contente de sourire. D’ailleurs, lui aussi. C’est sa façon de poser les questions sérieuses.

— Je suis convoquée à Roissy, terminal 2E, à 9 heures. Faut que je passe Cergy avant l’ouverture des bureaux.

Olivier n’ajoute rien, ses yeux suivent les courbes du fleuve, les caressent du regard comme pour en apprécier la perfection infinie, au ralenti, avec cette même patience qu’il prend pour évaluer l’arrondi d’une tête de lit, la cambrure d’une commode dessinée sur mesure, l’angle des poutres d’une pièce voûtée. Cette intensité avec laquelle il me regarde toujours, quand je sors de la douche et me glisse dans le lit. Cette intensité qui à cinquante-trois ans me rend belle, encore, à m’en faire frissonner. Dans ses yeux. Dans ses yeux uniquement ?

Tu es vraiment obligée ?

Olivier se lève et ouvre la porte-fenêtre. Je sais déjà qu’il va avancer d’un pas et jeter les miettes du pain d’hier à Geronimo, le cygne qui a construit son nid au bout de notre allée, sur les berges de la Seine. Un cygne apprivoisé qui défend son territoire, et par la même occasion le nôtre, mieux qu’un rottweiler. Nourrir Geronimo, c’est le rituel d’Olivier. Olivier aime les rituels.

Je devine qu’il hésite à me reposer sa question, cette question rituelle à chaque fois que je m’en vais :

Tu es vraiment obligée ?

Depuis le temps, j’ai compris que cette question d’Olivier ne se résume ni à un trait d’humour un peu répétitif, ni à me demander si j’ai deux minutes pour prendre un café avant de filer. Son Tu es vraiment obligée ? va bien au-delà, il signifie, tu es vraiment obligée de continuer ce foutu boulot d’hôtesse de l’air ?, de nous quitter quinze jours par mois, de continuer à parcourir le monde, de vivre en décalé, Tu es vraiment obligée ?, maintenant que la maison est payée, maintenant que les filles sont élevées, maintenant que nous n’avons plus besoin de rien. Tu es vraiment obligée de garder ce travail-là ? Olivier m’a posé la question cent fois : qu’ont-ils de plus, les chalets des Andes, de Bali ou du Canada, que notre maison de bois que j’ai construite pour vous de mes dix doigts ? Olivier m’a proposé cent fois de changer de métier : tu pourrais travailler avec moi à l’atelier, la plupart des femmes d’artisan s’associent à leur mari. Tu pourrais faire la comptabilité ou le secrétariat de la menuiserie. Plutôt que de claquer notre fric à payer des sous-traitants incompétents…

Je sors de mes pensées et prends ma voix enjouée de business class.

— Allez, faut pas que je traîne !

Pendant que Geronimo se gave de baguette tradi aux céréales, je suis des yeux la course d’un héron cendré qui s’envole au-dessus des étangs de la Seine. Olivier ne répond pas. Je sais qu’il n’aime pas le bruit des roulettes de ma valise sur son parquet d’épicéa. Ma petite colère régulière gronde dans ma tête. Oui, Olivier, je suis obligée ! Mon job, c’est ma liberté ! Tu restes et je pars. Tu restes et je reviens. Tu es le point fixe et moi le mouvement. On fonctionne ainsi depuis trente ans. Dont vingt-sept avec un anneau au doigt. Dont presque autant en élevant deux enfants. Et plutôt bien, tu en conviens ?

Je monte l’escalier pour prendre mes bagages dans notre chambre. J’en soupire d’avance, mais Olivier pourrait me torturer à la varlope ou la chignole, jamais je ne lui avouerais à quel point ça me saoule de charrier cette foutue valise dans tous les escaliers, escalators et ascenseurs de la planète. A commencer par les dix marches de notre chalet. Tout en les gravissant, je visualise dans ma tête mon planning du mois, Montréal, Los Angeles, Jakarta. Je me force à ne pas penser à cette invraisemblable coïncidence, même si malgré moi, les années défilent et me ramènent vingt ans en arrière. J’y réfléchirai plus tard, quand je serai seule, au calme, quand…

Je bute contre ma valise et manque de peu de m’étaler sur le parquet de la chambre.

Mon armoire est ouverte !

Mon tiroir est entrouvert.

Pas celui de mes bijoux, pas celui de mes écharpes, pas celui des produits de beauté.

Celui de mes secrets !

Ce tiroir qu’Olivier n’ouvre pas. Ce tiroir qui n’appartient qu’à moi.

J’avance. Quelqu’un l’a fouillé, j’en suis immédiatement persuadée. Les bibelots, les petits mots d’enfant de Laura et Margot ne sont pas rangés à leur place. Les bleuets et épis de blé séchés, ramassés dans le champ de mon premier baiser, sont émiettés. Les Post-it roses d’Olivier, Tu me manques, bon vol, ma fille de l’air, reviens vite, sont dispersés. Je tente de me raisonner, peut-être me fais-je des idées, troublée par cet étrange enchaînement de destinations, Montréal, Los Angeles, Jakarta. Peut-être est-ce moi qui ai tout mélangé, comment pourrais-je m’en souvenir, je n’ai pas ouvert ce tiroir depuis des années. Je commence presque à m’en persuader quand un reflet brillant attire mon regard, sous le tiroir, sur une lame du parquet. Je me penche, écarquille les yeux sans y croire.

Mon galet !

Mon petit galet inuit. A priori, il n’a pas bougé de mon tiroir depuis près de vingt ans ! Il y a donc peu de chances qu’il ait sauté tout seul sur le plancher. Ce caillou de la taille d’une grosse bille est la preuve que quelqu’un a mis son nez dans mes affaires… récemment !

Je peste tout en glissant le galet dans la poche de mon uniforme. Je n’ai pas le temps d’en discuter avec Olivier. Pas plus qu’avec Margot. Ça attendra. Après tout, je n’ai rien à cacher dans ce tiroir, seulement des souvenirs délaissés, abandonnés, dont personne d’autre que moi ne connaît l’histoire.

En sortant de la chambre, je passe la tête dans celle de Margot. Ma grande ado est allongée sur son lit, portable calé sur l’oreiller.

— J’y vais.

— Tu me ramènes des Coco Pops ? J’ai vidé le paquet ce matin !

— Je ne vais pas faire les courses, Margot, je vais travailler !

— Ah… et tu reviens quand ?

— Demain soir.

Margot ne me demande pas le nom de ma destination, ne me souhaite pas bon courage, et encore moins bon voyage. Elle remarque à peine désormais quand je ne suis pas là. Elle roule presque des yeux étonnés le matin quand elle me découvre au bout de la table du petit déjeuner, avant qu’elle ne file au lycée. Ça non plus, je ne l’avouerai pas à Olivier, mais à chaque nouvelle mission remonte la nostalgie de ces années, pas si lointaines, où Margot et Laura pleuraient à s’en rendre hystériques à chacun de mes départs, où Olivier devait les arracher à mes bras, où elles passaient leurs journées les yeux au ciel pour apercevoir maman, et guettaient mon retour devant la plus haute fenêtre montées sur un escabeau spécialement conçu par papa, où je n’apaisais leur détresse qu’à coups de promesses. Leur rapporter un cadeau du bout du monde !
.......

Ma petite Honda Jazz bleue file au milieu des champs nus grillés par un gros soleil orange. Cent vingt kilomètres de nationale séparent Roissy de notre chalet de Porte-Joie. Une route à camions, que je ne m’amuse plus depuis longtemps à doubler. Olivier prétend que j’irais plus vite en péniche. C’est presque vrai ! Depuis trente ans, j’ai emprunté la nationale 14 à toutes les heures du jour et de la nuit, avec dans les jambes des vols de douze heures et dans la tête des jetlags d’au moins autant. Certains ont peur de l’avion, j’ai pourtant connu bien plus de frayeurs sur ce tapis gris déroulé à travers le Vexin que sur tous les tarmacs de la planète où j’ai décollé ou atterri, pendant trente ans, à raison de trois ou quatre vols par mois. Trois ce mois.

Montréal du 12 au 13 septembre 2019

Los Angeles du 14 au 16 septembre 2019

Jakarta du 27 au 29 septembre 2019

Je ne vois rien d’autre de la route nationale que le carré de tôle gris d’un camion hollandais qui respecte scrupuleusement les limites de vitesse devant moi. Pour m’occuper, je me livre à un calcul compliqué. Un calcul de probabilités. Mes derniers souvenirs de probas remontant au lycée, donc à l’âge de Margot, c’est loin d’être gagné. Combien Air France, au départ de Roissy, propose-t-il de destinations long-courriers ? Plusieurs centaines au moins ? Je choisis la fourchette basse et j’arrondis à deux cents. J’ai donc une chance sur deux cents de me retrouver à Montréal… Jusque-là, rien d’étonnant, j’y suis retournée deux ou trois fois depuis 1999. Mais quelle est la probabilité d’enchaîner Montréal et Los Angeles ? Même si je suis une cancre en maths, le résultat doit ressembler à quelque chose comme 200 fois 200. Je tente de visualiser les chiffres sur le tableau gris du fond du camion, pile devant moi. On doit monter à une série de quatre zéros, donc une chance sur plusieurs dizaines de milliers… Et si on ajoute une troisième destination consécutive, Jakarta, la probabilité grimpe donc à 200 fois 200 fois 200. Un nombre à six zéros. Une chance sur plusieurs millions d’enchaîner les trois vols le même mois ! C’est à la fois totalement incroyable… et pourtant écrit noir sur blanc sur la feuille envoyée par les gars du planning…. Montréal, Los Angeles, Jakarta… Le tiercé dans l’ordre !

Juste avant la montée de Saint-Clair-sur-Epte, le Hollandais se range sur un parking, sans doute pour aller prendre son petit déjeuner dans un routier. Ma Jazz se sent soudain pousser des ailes. J’appuie sur l’accélérateur tout en continuant d’aligner les zéros dans ma tête.

Le tiercé dans l’ordre… Après tout, une chance sur un million, ça reste une chance… Celle à laquelle s’accroche chaque joueur qui noircit une grille de Loto. R
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