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Citations de Michel Guillou (II) (46)


     Les circonstances


 Les circonstances n'atténuent pas toujours, loin de
là ! Elles sont parfois douces et mansuètes. Elles savent
être propices et complaisantes. Mais le plus souvent, elles
se liguent, elles s'acharnent, elles empirent la situation.
 Ainsi la plupart des malheurs, les plus inextricables en
tout cas, sont dus à des concours de circonstances.
Certaines peuvent venir de très loin, ne s'étaient jamais
rencontrées, d'autres désœuvrées, passaient par là, à
l'affût d'un malheur à faire (aucune circonstance n'est
jamais là par hasard). En une seconde, elles concourent :
s'agrippent les unes aux autres, s'entrechoquent, se ficel-
lent de nœuds, s'agglutinent comme un paquet de pieuvres
autour de vous. Elles noircissent la situation et l'enfon-
cent dans une encre illisible.
 C'est là que votre malheur commence : car maintenant,
c'est le vôtre, celui que vous serez seul à subir. Les
circonstances s'en fichent éperdument, assurées qu'elles
sont de la plus totale impunité.
 Certains ont proposé des plans pour éliminer les
circonstances. Mais cette utopie logique du bonheur n'a
jamais été réalisée. Les autorités hésitent. Ce n'est pas
que les moyens manquent ni les systèmes draconiens,
mais on laisse faire. Sans que l'on sache bien pourquoi,
il semble que les circonstances soient indispensables.
 Elles aggravent, elles accablent, elles condamnent.
Mais elles dessinent aussi toutes sortes d'espacements,
d'intervalles, de lignes floues, de pointes et d'arron-
dis, de pages blanches et de marges avec un illogisme
encourageant.
 Les circonstances profitent de cette ignorance pour se
perpétuer sans souci.

p.153-154
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Brisures de temps


 Dans les villes, aucune horloge sur les façades, sur les
beffrois. Dans les intérieurs, aucune pendule. Aux poi-
gnets, aux chevilles, pas la moindres montre. Ce n'est pas
que les Baldéens les ignorent. Ils ont des mathématiques
féroces, ils connaissent les subtilités du calcul et le travail
d'orfèvre. Mais les montres, ils les rejettent et les refusent.
 Ces mécanismes anguleux, ces roues dentées, ces ancres,
cames et cliquets, ces cercles engrenés avec leurs cils de
métal bleu ne font, disent-ils, qu'émietter le fantôme du
temps.
 Pour eux le temps est une mer sensitive — un glisse-
ment de vagues et de suspens, une palpitation chan-
geante.
 On ne mesure dans les montres que l'étendue de son
désert. On y concasse minutieusement l'inertie d'un
sable, le sable indéfini de la disparition du temps.
 Le bruit d'une pendule les inquiète. On n'y entend,
disent-ils, que le crépitement minéral de la mort. Le
bruit de ce petit marteau inexorable qui cloue l'éternité
sur l'immensité de son vide, sur son indifférence, sur
son inanité fossile.
 À cette mécanique exacte du néant les Baldéens pré-
fèrent le temps ondulant, un temps qui se surprend parfois
lui-même par ses écarts, ses moments vagues, ses absences,
ses raccourcis.
 Un temps fluide, troué parfois de tremblements d'éter-
nité.
 Ici le temps a son enfance devant lui.

p.51-52
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Distances


 Il faut une certaine intimité, une longue métamorphose,
une confiance sans calcul — et savoir découvrir
l’oiseau taciturne que l’on porte en soi.
 Beaucoup, qui vous parlent de vol d’oiseau, n’y sont
jamais parvenus.
 Pour aller en Baldéa, je m’accorde avec des oiseaux
voyageurs : le gouffle cendré, le sorcenet, l’empreduse
ou parfois, bien qu’il ait la réputation d’un migrateur
lunatique, le racaste.

 Je ne saurais dire combien de fois je suis allé en Baldéa,
combien de voyages, combien de séjours et de parcours
dans l’inconnu, mais souvent.
 Je partais sans toujours savoir exactement si la décision
était la mienne ou venait d’ailleurs, de là-bas.
 Parfois je m’y suis retrouvé : le signe que je rencon-
trais là son autre, sa part obscure, non pas son double
(n’importe quel miroir vous le fournit) mais la part étran-
gère qui le compose….

p.10-11
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Destinations


 Si vous désirez vous rendre dans un lieu qui ne figure
sur aucune carte ils vous donnent volontiers la carte. Ils
savent — c’est la règle intraitable de l’existence — que
chacun compose à sa façon, à la recherche de sa vie, son
itinéraire pour se perdre.


 Ce sont les Baldéens eux-mêmes qui m’ont proposé de les
appeler de ce nom, et leur territoire Baldéa.
 Pour éviter toute information, les noms des villes et des
régions ont été délibérément dégrimés. Le procédé permet de les
faire correspondre à leur différence.
 Je dois prévenir le lecteur qu’il ne s’étonne pas de l’absence de
la page 359 : elle tient — pour l’instant et pour un motif — à
rester en Baldéa.

p.18
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Destinations


 Si vous désirez vous rendre vers une destination per-
sonnelle pour laquelle n’existe aucun chemin, aucune
voie carrossable, aucune route d’aucune sorte, les Bal-
déens très volontiers vous prêtent un chemin, une voie,
une route portative.
 Ce sont des rouleaux d’espace : un espace assez étroit
mais lisse et bien dégagé qu’il suffit de dérouler au fur
et à mesure devant soi. Il s’efface aussitôt parcouru,
laissant le paysage intact. On avance ainsi sur un bout de
route, un segment assez court mais suffisant. Il aplanit la
difficulté.
 Il faut prendre garde à ne pas lâcher le rouleau (une
expression idiomatique et qui dit bien). De celui qui
revient écorché et fourbu, on pense in petto «encore un
empoté qui a lâché le rouleau… »

p.16
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La diversité des mers


 Il y a la mer des Sarcasmes. Toujours houleuse, ourlée…
 Il y a la mer des Bobines. Fuyante, sournoise,…
 La mer des Teiches. poissonneuse,…
 Il y a la mer Blanche. molle et traître….

 Il y a la mer des Roches. Un chaos de dents rocheuses,
d'îles, d'archipels si serrés qu'aucun bras de mer, fût-il
aussi mince qu'un fil, ne peut s'y glisser. C'est une sorte
de lande séphitique, nocronique et pétrifiée. On n'y
navigue qu'en pensée. On y croise des barques subjec-
tives, des errants mélancoliques, des embarcations fantai-
sistes, souvent totalement dénuées de sens.

  Il y a la mer Chauve. Mauve, lisse, moirée comme une
soie. C'est une mer intérieure : une pure surface d'abîme
qui se balance sur elle-même.

p.84

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Destinations


   Si vous désirez vous rendre vers une destination per-
   sonnelle pour laquelle n’existe aucun chemin, … les Bal-
   déens très volontiers vous prêtent un chemin, une voie,
   une route portative….



 Ceux-là — grisés par la facilité, bornés par la certitude
d’atteindre ou parce qu’ils ont mal apprécié l’épreuve
de la distance —, ceux-là ont vite fait d’avoir consommé
tout leur espace. Portés par leur précipitation ils arrivent,
disent les Baldéens, au bout du rouleau (ils le savaient
peut-être, et tentaient seulement l’impossible…).
 Il n’y a plus alors autour d’eux que l’indifférence
féroce du monde. S’ils veulent poursuivre ou rebrousser,
il ne reste de la route qu’un trait sur le sol, un dernier
trait dont on ne peut plus se détacher.
 Ils sont parvenus sur le bord exactement de leur
disparition.
 Les Baldéens les tiennent pour des fantômes sans
importance, pour des êtres de solitude, absorbés déjà
par leur mirage.
 En observant les usages, je compris qu’ils ne vous
donnent jamais à dérouler que votre propre traversée
du temps. Ce sont des fournisseurs de destin.
 Aucun voyageur ne songe à le leur reprocher….

p.17
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La menace des Négations


En ville, en voyage, dans les autocars et dans les cam-
pagnes, dans les conversations et jusque dans les déserts,
on risque toujours de rencontrer ici une Négation.
Elle se dresse brusquement devant vous comme une
oriflamme de soie noire et moirée qui ondoie et claque
furieusement, secouée par une tornade invisible.
Les Négations sont douées d’une énergie aussi fulgu-
rante que le crotale ou le narphide. Une Négation qui
ne fulgure pas, qui traîne et paresse et somnole au soleil,
qui sinue le long d’un pli de silence, c’est une Négation
usée, fatiguée d’elle-même, abandonnée à sa faiblesse.
Une Négation qui a renoncé. Elle a renoncé à sa ner-
vivité, à sa colère catégorique. Elle a cessé de fulminer.
Au mieux, ce genre de Négation nonchalante n’oppose
au cours des choses qu’une réserve, une inflexion modeste,
une objection discrète et marginale. La Négation véri-
able, la Négation de mort sûre bondit et frappe, vous
frappe de nullité. Aussitôt touché, on vacille. On palpite
un court moment de l’ivresse de son venin, on ne tarde
guère à être paralysé et anéanti...

p.14
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Les larmes


 Certains, voyant venir le supplice ou le désastre, jettent
l'éponge. Les yeux secs, le visage silencieux et durci
comme un masque, ils passent l'épreuve sans une larme.
En même temps, ils perdent ce qu'ils évitent.
 Des moments déchirants on dit qu'ils vous serrent
l'éponge. Ah ! J'en avais l'éponge serrée, soupire le Bal-
déen. Et rien que d'y penser, l'éponge encore ça la lui
serre !
 Face d'éponge est le sobriquet des pleurnicheux, des
larminards, de ces êtres qu'un rien ravine et précipite.
L'excision de l'éponge, pratiquée très jeune, leur assure
une sécheresse d'âme certaine et définitive. Mais en retour
ils craignent l'humidité. Ils craignent la saisons des pluies
et les inondations, la saisons des brumes, les automnes
nordiques, la fonte des neiges, le bord de la mer. Ils
redoutent cette mollesse de mousse, de floche et de taf-
fetas que provoque en eux l'humidité. Ils sont à l'aise
dans les déserts, dans lesquels ils dirigent avec sobriété
les mines de sables et les usines de poussière.

 Les larmes sont vertes, comme l'éponge dont elles
proviennent, vertes comme les épaves, vertes comme le
sommeil des orphelins.
On verse des larmes de jade dans les grandes occasions.
Les larmes d'émeraude contiennent une trace de joie.

p.32-33

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 Il [le rouleau d'espace] convient aux explorations légères,
aux repérages, aux digressions préliminaires. Au-delà
s’étend la vérité du parcours, inéluctable.
 Mais cet équipement séduit tout spécialement ceux
qui veulent éviter l’épreuve de la traversée des choses :
ceux que seule intéresse une destination magique, une
destination qui les obnubile et les fascine, là où se tient
l’enchantement magnétique de leur désir. Le rouleau
d’espace, voilà la solution, pensent-ils, économique et
simple et maniable !
 Ils félicitent l’invention.
 Ils se réjouissent d’avoir à disposition, si commode, ce
chemin vide. Ils pourront s’épargner enfin les pierres
d’achoppement, les obstacles, les objections, les dis-
continuités, l’incertitude qui naît des rencontres, tout
l’inconvénient prosaïque et fastidieux des résistances qui
dispersent, des adversités qui détournent ou contre-
carrent….

p.16-17
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          Les Évènements clandestins


 Parce qu'ils creusent des trous et des peurs…
certains Évènements sont interdits de séjour…
 Quand ils évènent, c'est le scandale :
[…]

 Les autorités s'obscurcissent, confusent, toussotent.
Elles s'empressent de cacher publiquement leur embar-
ras. Puis, sans se démonter pour autant, elles jurent de
leur sérénité, de leur armature, de leur poigne la plus
stricte. Elles exécutent sur-le-champ quelques exemples.
 On renforce momentanément la surveillance des faci-
lités et de quelques complaisances notoires. Une escouade
de décrets draconiens, à l'allure martiale, prend position
quelque temps, avant d'être renvoyée dans ses distances.
Un arsenal de tiroirs mous étouffe discrètement les
derniers spasmes du vacarme.
 Le calme reprend ses plaines et ses avenues, ses allées
et venues régulières.
 Mais il devient bientôt de plus en plus soupçonneux.
Car déjà de légers craquements se font entendre et les
Évènements ordinaires arborent des sourires inquiétants.

p.150
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La diversité des mers


Il y a la mer des Sarcasmes. Toujours houleuse, ourlée
de roulis furibonds. Verte et déchirée, lacérée de coups
de fouet. En état de tempête permanente, mais du seul
orage viscéral des profondeurs de l'eau. Intraitable. Les
vents préfèrent s'en écarter. Baldéa s'en protège par des
falaises.

Il y a la mer des Bobines. Fuyante, sournoise, imprévi-
sible. Le bercement de l'innocence crevé brusquement
de tourbillons, de trous de vertige, de spirales plus tenaces
que pieuvre. Donne du fil à retordre (d’où son nom)
aux marins les plus expérimentés....

p.83
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Distances


 Je ne saurais dire combien de fois je suis allé en Baldéa,…
 Parfois je m’y suis retrouvé…
 Surtout je m’y suis perdu…

 Plus aucun centre, mais un champ magnétique de
croisements, de brûlures, d’échanges et de traversées,
de diagonales réciproques. Ainsi va d’ailleurs l’existence
pour tous les Baldéens, dans le cours ordinaire des jours.
Le Je est un je de mots, disent-ils, un piège, un tour-
niquet à mirages. Personne ici ne s’y attache. Ils ne se
soucient nullement de métaphysique, de l’acharnement
chimérique que met l’esprit à s’éclaircir le Quant-à-soi,
à se palper l’Entité, le Cogito ou l’Être-qu’est-ce.
 Le cours de la vie se joue sur le bord d’un mystère qui
n’est pas le sien.
 L’incertitude est la règle, disent les Baldéens, la Grande
Règle, celle qui ouvre à tous les paris. Aussi l’existence
même de Baldéa n’est-elle pas vérifiable. Peu importe,
j’en reviens.
 J’en rapporte des choses observées, la description de
la différence d’un monde, les notations d’un explora-
teur d’existence….

p.12
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L’enchevêtrement


 [Ici rien ne s’appartient….
 Toute souris contient un serpent…
 Toute légende contient au moins une souris.]

 Or il arrive que la souris ne se contienne plus. Son for
intérieur lui pèse, son quant-à-soi menu timide et minu-
tieux formé à l'ombre du grain d'orge. Sa condition l'in-
supporte et l'exaspère, elle qui aurait tant voulu autre
chose, une vie de lynx, une vie de mouette ou d'épervier.
À tel point brusquement qu'elle s'encolère et se débonde.
Elle en a marre ! Elle fulmine, elle lâche tout. Elle
extrafuse.
 Et c'est l'orage. Non pas sa cause extérieure et loin-
taine, mais l'orage lui-même, sa fureur, sa déflagration.
Des pommes, des cargaisons de pommes déboulent, rou-
lent sur des ponts, des caisses éclatent et se disloquent,
des serpents déferlent, se tordent, sifflent comme des
fouets, des tempêtes sortent les unes des autres et se
déversent en déluges, engloutissent l'horizon, des voiles
claquent et se convulsent, les équipages s'affairent dans
les chocs, les rafales, les gifles d'écume, les cris des capi-
taines tentent de surmonter la confusion au milieu d'un
grondement des fables et des craquements.
 Ici, au premier roulement d'orage, on pense à la
rupture de souris. On sait.
 Rien à faire bien sûr contre l'orage, contre le défer-
lement. Rien contre une souris dont on ignore à l'heure
qu'il est la résidence, l'histoire personnelle et les ascen-
dants, la vie, la dernière contrariété.
 Mais la connaissance vous rend l'orage familier, presque
intérieur. Car vous aussi, d'aussi loin que vous veniez,
un certain goût de pomme, une souris d'enfance, un
certain navire, une voilure, un tumulte d'obscur océan,
un capitaine débordé par sa propre allégresse, un ser-
pent de cris, tout cela vous habite.
 Un certain enchevêtrement.

p.23-24
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Les usages de la Raison


  Lorsqu’un Baldéen entend s’expliquer, se justifier,
prétend établir, convaincre ou réfuter, personne n’ad-
mettrait qu’il fasse appel à d’obscures raisons. Qu’il invoque
des causes fuligineuses, qu’il compose son argument à
la façon d’un ballet de chats gris. Ce serait manquer
totalement de rigueur, déplorable et malséant. Ce serait
l’échec à coup sûr, le mépris, les ricanements. S’il y
recourt, c’est par mégarde : l’excitation l’égare et l’im-
patience de conclure, au point d’oublier les règles, les
règles rudimentaires qui font le véritable raisonnement,
l’exercice orthodoxe de la Raison.
 Il faut dire qu’à peine prononcées ces obscures raisons
s’effritent devant lui et tombent dans un crépuscule de
cendres et de lait. Elles forment de petites flaques grises
qui ne persuadent personne. Inutile d’insister, car on
l’abandonne, on ne l’écoute plus. S’il va trop loin, il se
retrouve bientôt seul, embourbé et perdu dans un marais
enfumé de brumes qu’il a lui-même étendues. Pour reve-
nir à la raison, il faut parfois plusieurs heures de marche,
dans la vase et le brouillard. On revient chez soi trempé
et fourbu....

p.19
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Les lexicophiles


 Ils collectionnent les mots anciens, les inusités, les
obsolètes et les désuets, les rares et, plaisir suprême de
l'amateur, les mots uniques.
 Les techniques, les sigles, les acronymes, les issus de
jargons, les inframots de babil et de logolalie sont sans
valeur.
 Sur l'esplanade de l'ancien mail, dans l'ombre d'une
allée de sycomores tamisée de soleil flou, se tient tous
les mardis le marché des amateurs. Chacun le bateleur
de ses mots.
 L'amateur fait l'éloge. Il articule les sonorités, les pala-
tales, les vélaires, les labiales, les dentales, les fricatives,
les étouffées, il vocalise la brève, la longue, la géminée,
il décline la mélodie, il expose l'étymologie, ses fables,
ses méprises, ses faussetés, ses parentés savantes, il décrit
les entours d'usage. Il vante le charme et l'incomparé de
ses mots, leur magie matérielle…

p.53
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Les usages de la Raison


 Rien de plus logique : il n’y a pas d’obscures raisons.
 Car la Raison, comme chacun sait, est une lumière.
 Une lumière froide mais certaine, exacte et nette. Elle
ne sinue pas, elle ignore les contours flous, les bords
mous, elle exclut la pensée de volute et d’entrechat. La
Raison illumine l’esprit, l’entendement, la conscience
dans son miroir intime et jusqu’à la sévérité bienfaisante
de la vertu. Elle est l’essence de la Pensée, elle-même
essence de l’Homme, lui-même bipède supérieur et méta-
physique, qui est la mesure de toute chose et son sommet,
son centre lucide, son démiurge et l’autorité savante de
toute clarté. La Raison éclaire le monde. Elle jette sur
les choses et sur les interlocuteurs la loi d’une lumière
égale, l’éclat vertical de la vérité. Ce pourquoi, comme
chacun sait, elle destine l’Homme à la science, à l’intel-
ligence de l’univers, au progrès logique de la richesse et
à la plénitude du bonheur. Pas moins.
 Les raisons sont claires, par nature et propriété.
 Droites et claires. Toute argumentation qui les com-
pose a la forme d’une géométrie transparente, et son
dessin rationnel brille spontanément. Ainsi, même en
pleine ténèbre et confusion, un beau raisonnement est
visible : il en émane une luisance anguleuse et blanche
de braise….

p.20
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Les feux de torchons


  Il arrive ici que des torchons brûlent.
 Sale feu, sale fumée âcre, aigre fumée de tourbe. Une
fumée torse comme un écheveau de suie rampe dans les
dessous de l'air.
  De vieux secrets rancis, des carcasses de souvenirs, des
lies de haines et des rancœurs muettes, des spasmes d'âmes
étouffées se déversent et se consument. Ils chuintent et
grésillent comme une lave, bordée d'un ourlet vert
d'écume et de salive. On étouffe de noirceur.
  On ne sait pourquoi, de vieux fantômes et des colères
étranglées stagnent dans les torchons.
  On craint le feu des torchons. Ils sont de mauvais
augure.
  Ils annoncent toujours un prochain crime, un meurtre
sournois, une vengeance maligne, un étouffement. Et
bientôt de nouveaux cadavres clandestins, cousus de
silences, vont s'enfoncer croupir dans les marais de la
mémoire.
  En Baldéa je déconseille toute familiarité avec les tor-
chons : une certaine passion de l'assassinat les imprègne.

p.25
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Le poisson double


   Dans la zone des Oclotes, les chalutiers de Baldéa
pêchent le bivurne (bivurnus nalotonis), le poisson double.
   Un poisson fuselé, composé de deux poissons iden-
tiques, exactement le même, la tête de chacun enfoncée
dans le corps de l'autre. On ne perçoit aucune diffé-
rente.
   C'est un poisson symétrique.
   Sa forme lui permet de nager avec la même facilité et
la même vitesse dans les deux directions. Un privilège
incomparable. Connaissant la difficulté qu'éprouvent la
plupart des animaux pour la marche arrière, toujours
compliquée de contorsions pénibles, inesthétique et déboî-
tée, il y a là une forme ingénieuse, inventée par la Nature
(encore que la Nature soit un bien grand mot), ou peut-
être par un miroir astucieux.
   Le poisson double ne recule jamais.
Peut-on dire qu'il avance ? Peu lui importe. Il fonce. Il
peut atteindre des vitesses étonnantes.
   Il faut dire que cette agilité lui est très utile. Il est
aveugle.

p.85
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La cuisine fauve


  Dans la région de Noscore, une région de roches et
de forêts, on chasse le lycar (un félin mixte et trapu) avec
une estropiette.
  Un engin bien rudimentaire, direz-vous !
  Mais l'estropiette, avec ses barbelures, ses éprutes et
ses croches, est une arme très réfléchie : bien enfoncée,
ni trop ni trop peu, elle couche l'animal et fait durer
exactement son agonie.
  Tandis que la mort brutale durcit la chair, la mort
ralentie, elle, infiltre finement la viande et lui donne un
moelleux, un fondant incomparable (aucune cuisson
seule n'y parviendrait). Seuls les nerfs, suppliciés de cris-
pations, deviennent plus tendus qu'un fil d'acier.
  Il faut savoir aussi qu'une agonie trop longue efface le
goût : la mort le mange avant vous et n'en laisse rien.
  Donc, bien surveiller le dosage. La cuisine de la mort
est un art du temps.

p.109
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