L'homme pressé est ainsi un guetteur qui ne quitte jamais son poste. Il ne peut pas "fermer les yeux et voir", comme disait Joyce, fermmer les yeux et commencer à associer, ce qui est le pas freudien qui permet d'échapper à l'emprise du visuel - l'héritage de Charcot- et de commencer à écouter l'hystérie. Captif de l'immédiat, le guetteur ne peut pas fermer les yeux et rêver.
C'est une des clés, me semble-t-il, de la cure analytique, ambitieuse, parfois nécéssaire: rouvrir des routes qui permettent de retrouver l'ailleurs en soi.
Cela ne se fait pas sans douleur, nous avons passé une partie de notre vie à construire des murs qui nous mettent à l'abri "des Lestrygons, des Cyclopes, de Poséidon déchaîné" et maintenant que l'on sait qu'ils sont en nous - tragédie à la Buster Keaton - il nous faut les abattre, rouvrir ces mondes fermés à l'intérieur de nous, revisiter notre palais des Atrides. On trouvera ainsi les traces de nos tourments et leur vie actuelle. Nous perdrons pied encore, parfois. Mais nous poursuivrons le chemin, Ithaque est à l'horizon.
La mano desasida présente ainsi son double versant, on a besoin de se déprendre pour pouvoir faire quelques pas, avancer, vivre dans le monde avec les autres et, en même temps, se déprendre laisse toujours des marques. Je crois que c'est ce qu'il faut entendre dans la notion proposée par Winnicott de good enough mother. Il voulait éloigner la mère de toute perfection, de toute idéalité, une mère en mouvement - donc assez mauvaise aussi -, une mère qui essaie.
Se déprendre laisse toujours des marques, rend vulnérable mais vivant. Ce sont nos fragilités de tous les jours, nos K.-O. ordinaires, le bonnet du père jeté dans la boue. Ce sont nos séismes, nos craquelures, le moment où on perd pied. Le problème n'est pas de tomber, cela nous arrive à tous à un moment ou un autre. Le problème, c'est de ne plus retrouver le sol.
Il va falloir se réveiller et sortir de l'hypnose, de la glaciation qui permettait la survie, se réveiller et ressentir les peurs mêmes qui le faisaient fuir lui-même, se réveiller et voir à nouveau les Cyclopes, le regard de Moïse, les dieux ivres et les Sirènes. Et, cette fois, traverser ces paysages avant d'arriver à Ithaque, qui ne sera pas la ville rêvée, mais une ville avec quelques rêves.
parce que nos souvenirs nous attendent dans un futur où ils prennent forme, des traces qui s'emparent ainsi de notre propre invention.
Nos constructions sont solides et en mouvement, elles sont toujours en devenir; même si elles arrivent à prendre une forme, celle-ci est provisoire, bâtie dans un monde mouvant. Cela les rend belles et, malgré tout, toujours imprévisibles.