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Citation de Elisons


Un retour et un départ

Avant de rentrer à D… Adriana ne s’était pas demandé ce que deviendraient ses relations avec Gélou. Sa brève idylle avec Cello Violin puis les deux derniers jours tumultueux et tragiques passés à Bucarest le lui avaient fait oublier.
Mais à D… la présence de Gélou était liée à tant de choses que, dès les premières heures, elle avait éprouvé le besoin de le revoir. Il n’était pas question de renoncer à lui : elle se disait que malgré une séparation de presque deux mois, leur amitié pouvait repartir du point exact où elle en était restée. C’était mieux ainsi. Elle aurait eu de la peine à se priver de vieilles habitudes, de rencontres régulières, de promenades communes, de discussions amicales qui étaient toute sa vie à D… Surtout depuis qu’elle avait cessé d’aller à l’école.
Le petit jeu sentimental qui avait eu lieu entre temps avec Cello Violin ne lui semblait pas un obstacle. Au contraire, elle aurait eu grand plaisir à recevoir des lettres passionnées de Bucarest tout en renouant à D… avec un amour ancien.
Mais Gélou ne se montrait plus. Plusieurs jours passèrent sans le moindre signe de vie de sa part. Adriana comprit que les choses ne seraient pas si simples que ça.
Il était donc fâché ? Tant pis. Ils auraient une scène d’explications, il lui ferait des reproches, elle se défendrait, ils se demanderaient mutuellement pardon, un point c’est tout. D’une certaine manière, Adriana préférait ce genre de retrouvailles pathétiques. Étant femme, elle savait que ce qui est trop simple est périlleux et compliqué.
Mais ses attentes furent déçues. Elle ne revit Gélou que deux semaines plus tard, dans la rue et la rencontre fut seulement cordiale. Il ne semblait pas fâché, cela dérouta d’abord Adriana. Si au moins il avait été froid, brutal ou mélancolique ! Il était simplement correct, amical, de bonne humeur, sans nulle exagération dans un sens ou dans l’autre.
- Je suis heureux de te voir, Adriana. Tu nous apporte le printemps, on dirait. Tu as vu s’il fait beau aujourd’hui ?
- Erreur, Gélou, je ne risque pas de l’apporter, je suis ici depuis plus de deux semaines.
- Oui, tu as raison. Cécilia me l’a dit mais je n’ai pas pu venir te voir. Si tu savais ce que je suis occupé en ce moment… Le baccalauréat n’est pas loin… Tant pis pour moi, te voir est un plaisir que tous les livres de maths du monde ne peuvent égaler.
Il parlait calmement, sans la moindre allusion, il lui proposa de la raccompagner chez elle et fut agréable tout le temps, lui demanda ce qu’elle avait fait à Bucarest, quels livres elle avait lus, qui elle avait connu. Il la quitta poliment devant son portail en répétant qu’il avait été très content de la revoir.
Adriana ne s’y trompait pas. Il y avait dans son attitude une réserve qu’elle ne lui avait jamais connue. Elle ne savait comment se l’expliquer, cela l’inquiétait. Gélou l’aurait-il oubliée ?
L’idée la mettait mal à l’aise.
Elle lui demanda un jour de lui parler de la ville, de lui, de ses amis.
- Je croyais que Cécilia t’avait tout dit.
- Cécilia m’a parlé de ses petites histoires. Je veux connaître les tiennes.
- Elles n’ont aucun intérêt, crois-moi : monotones et sans surprises. J’ai travaillé, j’ai lu. Je n’ai plus beaucoup de livres à découvrir dans la mansarde de la préfecture. Je suis allé au cinéma de temps en temps. Je suis descendu aux Vives une ou deux fois pour voir les eaux gelées. On s’est amusés un peu avec Cécilia et Victor. J’ai vu Boutsa plus souvent qu’avant. C’est à peu près tout.
Adriana était contrariée : rien de ce qu’il disait ne répondait à ses attentes, des banalités. Elle voulait l’entendre parler de leur amour, il lui parlait de Boutsa.
- En voilà un qui va te surprendre. Il a pris une décision héroïque : il ne se présente pas à l’examen cet été, ça n’aurait été que la neuvième fois. Et puis il s’est mis à étudier ; je ne sais pas très bien quoi, un truc pratique, simple et génial qui doit lui rapporter des millions par an. J’ai d’abord cru à une formule magique, je me trompais. Une histoire de mécanique, apparemment. Demande-lui si tu le vois. Il te dira peut-être. Mais parlons plutôt de toi, moi je t’ai tout dit. À ton tour.
Adriana ne dit rien. Elle eut un geste vague de refus, devint songeuse.
- Non, passons. Je ne pourrais pas et tu ne me comprendrais pas… Il y a eu des choses pénibles, je préfère oublier.
Elle recourait instinctivement au mystère sachant qu’un mensonge total protège mieux qu’une vérité partielle. Elle ne voulait fournir aucun détail sur les événements de Bucarest de peur que ses explications semblent insuffisantes et provoquent des soupçons. Elle savait d’ailleurs que le mystère lui allait bien : il lui donnait un air de mélancolie lointaine à laquelle il aurait dû être sensible. Elle s’attendait à ce que Gélou insiste, demande des éclaircissements, elle sentait toute proche la scène d’explications qu’elle souhaitait et qui ne pouvait que les réconcilier. Mais Gélou n’en fit rien et ils se séparèrent sans avoir fait le moindre pas vers une nouvelle entente.
Elle n’y comprenait plus rien. Ce qui se passait était si inattendu qu’elle se demandait s’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie qui prendrait bientôt fin. Gélou l’aimait. Il le lui avait si souvent dit. Pourquoi aurait-il changé en deux mois ? Elle avait peut-être fait preuve de quelque négligence mais ne l’en aimait pas moins. Maintenant qu’il semblait s’éloigner, elle observait que le savoir près d’elle lui était nécessaire, la consolait, que son amour était la seule chose qui avait du prix dans cette vie monotone de toujours. Ses gestes lui plaisaient, ses paroles lui étaient familières, ses plaisanteries lui manquaient. Tant qu’elle en bénéficiait naturellement elle n’avait pas conscience d’y tenir autant, quand elle était sur le point de les perdre, elle se disait qu’elle ne pourrait vivre sans.
Qu’aurait-elle pu mettre à la place de cet amour qui s’en allait ? Celui de Cello Violin ? Un petit jeu qui avait eu son charme éphémère dans une ville étrangère, parmi des choses passagères, pour quelques instants de vacances.
Gélou, lui, était ici, elle le croisait dans la rue, entendait parler de lui. Tout la ramenait à lui : la peur de le perdre, les souvenirs des années passées, le printemps resplendissant qui s’annonçait. Elle aurait aimé lui parler, tout lui raconter, le reprendre, le garder. Et lui s’esquivait, ne saisissait pas ses allusions, ne répondait pas à ses mots à double sens. Exaspérée, Adriana lui demanda un jour, en pleine discussion, alors qu’il parlait d’un événement en ville :
- Dis-moi, pourquoi tu ne m’aimes plus ?
Il chercha un peu ses mots :
- Tu crois que si tu m’avais demandé, il y a six mois, pourquoi je t’aimais, j’aurais su te répondre ? Je t’aimais. Je ne t’aime plus. En ce moment il fait jour. Plus tard il fera nuit.
Adriana eut le sourire douloureux de la femme qui ne sait pas s’exprimer comme il le faudrait mais qui sent avec le cœur la fausse habileté d’un jugement. Gélou fut frappé de son expression de tristesse sincère.
- Comprends-moi, Adriana. Il y avait entre nous mille et une petites choses qui nous rapprochaient. Elles pouvaient paraître insignifiantes mais c’est elles qui maintenaient notre amour. Je venais tous les jours chez toi, tu disais toutes sortes d’enfantillages, mille bêtises, tu pleurais pour un rien et quand tu m’embrassais tu le faisais d’un air vertueux et surpris qui me ferait t’aimer à nouveau si c’était possible. Tout ce que tu faisais avait un sens pour moi. Si tu portais la main à ton front, comme tu le fais là, pour relever une mèche de cheveux, ce geste me disait des foules de choses. Et puis tu es partie, tu as coupé le fil.
- Mais est-ce ma faute à moi si je devais partir ?
- Peut-être pas mais cela ne change rien. Il ne s’agit pas ici de choses et de faits mais d’impressions et de nuances. Et elles sont les plus fortes, je t’assure.
Leur conversation s’arrêta là, ce fut la dernière tentative d’Adriana pour s’expliquer. Gélou retourna obstinément à son travail. Elle s’efforçait d’oublier en s’occupant. Elle demanda à mademoiselle Vital de venir tous les jours pour la leçon de piano et elle se mit à faire des exercices des heures durant. Ce n’était pas une distraction, c’était un labeur qu’elle s’imposait, une suite ininterrompue d’études répétées. Chopin, Debussy, Cello Violin restaient confinés dans la bibliothèque, remplacés sur le piano par des cahiers de gammes.
Adriana était seule, ce qui accroissait sa peine, peut-être, tout en lui donnant la satisfaction de se passer de consolations utiles. Depuis qu’elle n’allait plus à l’école, elle rencontrait rarement ses camarades. D’ailleurs, la mort suspecte de sœur Denise ayant fait le tour de la ville, les mères de bonne famille ne laissaient plus leurs filles aller en classe et peu à peu la majorité des élèves avaient déserté, de sorte que vers la mi-avril l’Institution Notre-Dame finit par fermer ses portes pour toujours.
Le beau temps était là et la solitude plus difficile à supporter. Adriana mit sa première robe sans manches en pleurant. Gélou ne prêtait plus attention à ses petits efforts d’élégance. Quand elle le croisait, il était toujours distrait et pressé. Il disait qu’il travaillait dur, ce qui était vrai mais ne l’aurait pas empêché autrefois de venir la voir. Elle se résigna. Elle ne pouvait pas s’humilier en insistant et ne croyait pas de toute façon que le faire servirait à quelque chose. Cécilia, qui avait connu les avantages d’un amour durable et imaginait le malheur d’une rupture, tentait de fléchir Gélou.
L’été n’était pas loin et les promenades nocturnes entre les Vives pouvaient reprendre comme avant. Elle mettait beaucoup d’espoir dans ce souvenir : Gélou ne voulait rien entendre.
Un soir où il marchait seul dans une rue à l’écart pour rentrer chez lui, une automobile le rattrapa
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