Mihail Sebastian, Journal
Nous mourons si mal, nous autres ! Les siècles de mort que nous avons traversés ne nous ont même pas appris si peu de chose. Nous vivons mal, mais nous mourons encore plus mal, dans le désespoir, dans la bataille. Nous manquons notre dernière chance de paix, notre unique chance de salut. Triste mort juive de gens qui, n’ayant pas vécu parmi les arbres et les bêtes, n’ont pas pu apprendre la beauté de l’indifférence dans la mort, sa dignité végétale.
Ce matin, parlant aux élèves de littérature – et de surcroît de littérature roumaine ! – j’ai ressenti encore une fois, mais d’une façon plus aiguë, plus douloureuse que jamais, toute l’inutilité, tout l’absurdité qu’il y avait à nous raccrocher à des choses qui n’ont plus pour nous ni sens ni réalité. J’ai fait passer à mes élèves de 4e une interrogation sur le sămănătorism. En les regardant écrire – penchés sur leurs cahiers, si sérieux ! – j’ai été pris d’une pitié fraternelle à leur égard, pour leur travail, pour leur temps perdu, pour leur jeunesse chaque jour mise à l’épreuve. Il y avait parmi eux tant de garçons dont les parents se sont retrouvés ruinés du jour au lendemain, jetés à la rue, par un simple décret – et eux ils planchaient sur des «problèmes de littérature roumaine ». Grotesque !
Ce qui me réjouit et m’émeut chez lui, ce sont sa jeunesse, son humour, son exubérance, aux ressources encore intactes. Avec quelle foi, avec quelle application il me jouait à l’accordéon toutes sortes de tangos et de fox-trot ! Y a-t-il un effort pour retrouver une joie en vérité irrémédiablement perdue ? Il m’a raconté ses jeux de cet été, avec Geo Bogza, qui était venu le voir. Ils jouaient au bateau. Blecher donnait le signal du départ et Bogza remorquait son lit. Ils avaient placardé un avis sur le mur : “Il est interdit de monter au mât et de cracher d’en haut dans la salle des machines.” Il m’a montré un album de photos. J’ai eu du mal à me retenir de pleurer devant une photo de lui à dix-sept ans – un admirable visage d’adolescent.
– J’étais beau gosse, hein ?
Je suis reparti vers quatre heures. Mais pourquoi n’ai-je pas osé l’embrasser, lui parler davantage, faire un geste fraternel, lui montrer d’une façon ou d’une autre qu’il n’est pas seul, qu’il n’est pas totalement et désespérément seul ?
Pourtant, seul, il l’est.
Un certain après-midi du printemps 1930, à une heure où le soleil m’expulsait de la Bibliothèque nationale (dans le jour filtré, mon pupitre ressemblait à s’y méprendre à une cellule), je me retrouvai dans la rue en train de suivre, par inertie et par distraction, un convoi funèbre. [...] L’homme dont je suivais le cercueil et s’était ouvert les veines et avait écrit avec son sang, sur les murs de sa maison, le nom de la femme aimée. Ensuite, la mort tardant, il s’était pendu. Les journaux en avaient parlé et maintenant, autour de moi, on commentait. [...] J’ignorais tout de la vie de l’homme qu’on enterrait. Je le sentis cependant plus proche, j’imaginai son enfance dans une bourgade juive, je méditai sur son destin d’errant jamais sorti du ghetto, puisque les paroles de Cholem Asch l’y replongeaient à l’ultime minute, là, dans un cimetière parisien. Voilà donc ce qui me lança sur les traces de Pascin.
Si, de retour à D..., Gélou l'avait saluée d'un air indifférent, s'il avait refusé de la voir et n'avait pas voulu l'embrasser, elle n'aurait rien trouvé à lui reprocher car elle n'avait jamais cru un seul instant que son amour de l'été avait pu être autre chose qu'une brève folie à laquelle elle se pliait comme on se plie au vent dont on sait qu'il passera.
Au-dessus des Bucegi enneigés, la lune était d'abord d'un jaune invraisemblable, chaud et violent, un jaune qui détonnait dans le crépuscule d'hiver. Plus tard, lorsqu'elle prenait sa clarté spectrale, les vallées devenaient bleues, lacs limpides pétrifiés sous les étoiles.
(page 283)
Prenez une par une nos institutions, nos idées, nos coutumes, nos marques d’intelligence ou de bêtise, prenez-les une par une et tapez du doigt dessus. Vous constaterez qu’elles sonnent creux. Pourquoi ? Je l’ignore. Par abus d’intelligence peut-être. Je ne plaisante pas. On nous a créé une culture et une civilisation fondées sur l’intelligence en tant que valeur première, ce qui constitue un luxe et’ surtout une audace exagérée. Entre nous et la vie nous avons cru que nous décidions. Tragique orgueil.
Je réduisais tout au drame d'être juif, ce qui est peut-être toujours une réalité, mais pas primordiale au point d'annuler ou même d'occulter les tragédies et les comédies strictement personnelles. Je crois que j'étais à deux pas du fanatisme.
Faire durer! Voyez-vous, cela a dû être dans mes rapports avec Andrei, mais également avec tout le monde et avec la vie-même, mon erreur la plus grave. Faire durer ! Je suis prise d'effroi à l'idée que quelque chose peut être anéanti, qu'un objet, un être humain, un sentiment ou juste une habitude peut disparaître du jour au lendemain; je ne suis obsédée, dans le passage des choses, que par leur éternité possible, par le signe qui pourrait les arrêter, les faire demeurer.
Ce qu'il y avait de déchirant pour moi dans la présence d'Andrei, c'était son air incessant de provisoire, son air de type entré par hasard dans une maison, le chapeau sur l'oreille, sans savoir s'il allait repartir, s'il allait revenir, s'il allait rester. J'étais parfois tentée, de manière puérile, de lui poser la main sur l'épaule et de lui demander le plus sérieusement du monde :
- Tu es là?
N'allez pas croire que mon désir de permanence était tyrannique ou même exigeant.
Je savais bien qu'Andrei devait remuer, trahir et - comment vous l'expliquer? - je pense que c'est précisément pour cela que je l'aimais, car il était du côté du vent et du grand large, tandis que j'étais du côté de l'attente et de l'éternité. p.130
C’est un livre… comment dire ? Pas ordinaire, un livre rare. Je l’ai commandé il y a déjà pas mal de temps à l’étranger… Cet hiver. Mais je craignais qu’il ne soit introuvable. Et puis, hier, le libraire m’a annoncé qu’il venait de le recevoir…