Mohamed Amin

Même s’il n’avait pas eu le père qu’il avait, il aurait raffolé de ce pays. Mais son père lui avait appris à l’aimer, non pour l’agrément qu’il y trouvait, mais pour lui-même. Ingénieur agronome, M. Toussaint employait toute son énergie à augmenter le rendement agricole des terres les plus fertiles, à fertiliser celles qui étaient mal employées et que l’élevage intensif du mouton appauvrissait chaque jour davantage. Il ne s’accordait pas toujours, tant s’en faut, ni avec les fonctionnaires français de Rabat, ni avec les gros colons qui ne voyaient que le rendement immédiat. Parfois, quand il se trouvait en confiance – et c’était surtout aux officiers des Affaires Indigènes qu’il osait se confier, car ceux-ci, beaucoup plus proches du petit peuple des campagnes, en relation constante avec les caïds et les autorités marocaines, avaient une vision bien plus claire des choses – il avouait ses inquiétudes touchant l’avenir du pays.

Depuis la mort de son mari, Zoubaïda s’acharnait au travail. Le champ de tomates, de fèves et de pois chiches qu’Omar cultivait de son vivant, avait été vendu. Avec l’argent ainsi gagné, Zoubaïda avait acheté les chèvres, un métier à tisser, un rouet, de la laine. Pendant qu’Abdeslam menait paître les chèvres, elle fabriquait de jolies couvertures en laine qui lui étaient commandées par un grand bazar de Fez. Elle reproduisait sur le pourtour de ces couvertures des dessins curieux en forme de roues, de soleils, de losanges, qu’elle trouvait sur les dfinas qui lui venaient de sa grand’mère. L’instituteur français d’Erfoud lui avait dit un jour que c’était des signes apportés par les tout premiers habitants du pays, et qu’ils venaient des continents lointains du Nord, des origines même de l’humanité.

— C’est comme partout dans le monde : il y a des bons et des méchants. Et puis les militaires obéissent aux ordres qu’ils reçoivent, c’est normal.
— Mais ces médecins coûtent cher. Nous n’avons pas un ryal à la maison, Rida. Maman venait juste de finir de payer son métier à tisser. Le potager qui nous reste est minuscule. Et nous ne pouvons plus rien vendre.
— Tu te fais trop de soucis, les Français ne pourront te demander plus d’argent que tu n’en as.

— Il y a une heure environ, mon petit. Comme tu vois, je crois que la science du Fquih n’est pas assez puissante pour guérir ta mère.
— Je sais, Tante Zohra, c’est pour cela que je pense aller ce soir consulter le chef roumi. Leur médecine est beaucoup plus efficace que la nôtre. Je n’aime pas beaucoup les roumis, mais je crois que cette fois, j’ai besoin d’eux. D’ailleurs on dit beaucoup de bien de celui-ci.

Écoute… je ne voulais te le dire que demain pour te laisser la surprise, mais, avec Hassan, Rachid et tous les autres de la bande, nous avons été voir tous les gens du village en expliquant que ta maman avait besoin d’un peu d’argent pour se soigner. Ils ont tous donné quelque chose… même les plus avares. Nous avons ramassé vingt-cinq francs. Ce n’est pas beaucoup, mais ta maman ne partira pas sans rien.

Nous ne préparons pas ce pays pour ce qu’il sera demain, mais pour ce qu’il nous rapporte aujourd’hui. Nous partis, les grands féodaux ne sauront ni nous continuer ni innover. Ils prendront nos meilleures terres, les exploiteront plus mal que nous ! Le pays s’enfoncera dans un nouveau Moyen-Âge. Nous en porterons la responsabilité. Nous aurons trahi Lyautey !