Aucune de nos actions n’acquiert de validité proprement religieuse sans la pureté de la nyya (l’intention), car Mohammad affirme que « tous les actes ne valent que par leur intention ». C’est là une règle de base de l’Islam. La nyya distingue l’élan du cœur et l’adhésion réfléchie d’avec l’habitude, l’esprit moutonnier. Cela nous fait penser à Bergson de La pensée et le mouvant pour qui « l’intuition est réflexion ». Mais, du moment que tous les actes sur lesquels se fonde la foi islamique font appel à ce qu’il y a, en chacun de nous, de plus universel (c’est-à-dire de spécifiquement humain) et simultanément de plus individuel, de plus intime, tout comportement « religieux » engage la totalité de notre être, notre personne.
Témoigner que Dieu est Un, c’est s’affirmer soi-même aussi comme unité. Car, reconnaître la toute-puissance divine, c’est, en même temps, se reconnaître son propre pouvoir de juger et d’apprécier dans l’acte même de témoigner. Le musulman, en prière, se présente seul devant Dieu, à distance, mais dans une communion. En ces instants privilégiés d’oraison, d’invocation ou de prosternation, c’est toujours l’un devant l’Un : deux infinis. On ne s’oppose pas à Dieu, mais on se pose par rapport à Lui, comme on se distingue des autres êtres en se situant par rapport aux ressemblances et différences qu’on a avec eux. Ce sont des chocs venus de l’extérieur qui nous sèvrent de notre égocentrisme d’enfance, et c’est la découverte de la réalité d’autrui qui nous renvoie à notre propre réalité : la prise de conscience de moi-même, par moi-même, passe par un monde d’être humains et de choses. A l’inverse de la logique habituelle, l’histoire évolutive de la conscience va de l’univers immensément grand, à l’univers infiniment petit d’un moi individuel. Le musulman est-dans-le-monde, dans un monde qu’ordonne l’omniscience de Dieu : aucun geste, aucun acte, aucune pensée, aucun sentiment ne doit s’accomplir sans intention pure, à cause de la forte et perpétuelle présence de Dieu, de Son ubiquité : « Il [Dieu] est avec vous, partout où vous vous trouvez » (Coran, LVII, 4). (pp. 21-22)
La shahâda semble remplir le rôle du Cogito, mais d’un cogito en quelque sorte renversé : on part de Dieu, pour être renvoyé au moi, au je-témoignant, alors que l’itinéraire cartésien va du dubito au Monde, en passant par l’idée de l’infini (une marche ascendante).
Bien que réflexif, ou plutôt parce qu’il n’est que réflexif, le cogito cartésien me renseigne sur l’activité propre de ma pensée, tout en dévalorisant la perception d’autrui : le Je n’est accessible qu’à lui-même, et il s’agit d’un je ahistorique, hors-monde, le je d’un instant, l’instant où je doute. Le cogito est, par principe, unique : il est mon cogito sans participation d’autrui ni même sa reconnaissance.
La shahâda par contre, se révèle comme Ego méditant, certes, mais ses méditations sont relationnelles ; elles portent sur des rapports : ceux de l’homme avec Dieu, de l’individu avec les autres… Ma réflexion ne reflète pas une subjectivité pure, absolue, mais une intersubjectivité : je vis toujours en coprésence avec Dieu et avec mes semblables ; je fais partie d’un univers où Dieu est omniprésent (« Il est avec vous partout où vous vous trouvez ») et je participe d’une umma ; je ne suis donc pas un pur je, un individu, mais une personne.
La dimension communautaire et historique ouvre la personne non seulement à l’intersubjectivité, mais aussi à l’universalité. (pp. 41-42)