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Citation de annie


annie
11 février 2011
début du chapitre 1 :

Le soleil clément ajoutait à la douceur du monde. Furcy aimait tout particulièrement ces instants paisibles et libres, quand la forêt appelait au silence. Pas un bruit… Juste, au loin, la musique d’une rivière. Le calme fut rompu par le pépiement effrayé d’une nuée d’oiseaux qui s’envolèrent d’un trait. Puis il entendit le hurlement de chiens qui se rapprochaient.
L’homme noir courait à perdre haleine, ses yeux grands ouverts disaient la terreur. Le torse nu, il transpirait comme s’il pleuvait sur lui. Son pantalon de toile bleue était déchiré jusqu’aux cuisses. Il boitait. Dans son regard, on lisait la certitude qu’il n’arriverait pas à s’échapper, la peur de la mort. Son souffle s’épuisait à chaque pas. Il pouvait tenir encore un peu, un tout petit peu, jusqu’à la Rivière-des-Pluies qu’il connaissait par coeur, et qui pouvait le guider vers la montagne Cimandef, puis à Cilaos, le refuge des esclaves en fuite. Avec les pluies diluviennes de la semaine passée, il suffirait de se laisser dériver en restant bien au milieu de la rivière, et environ cinq kilomètres plus bas, s’arrêter sans forcer, près d’un rocher qui faisait contre-courant — d’autres l’avaient déjà fait, ce devait être l’affaire d’une heure, tout au plus, avant d’arriver au pied de la montagne.
À une vingtaine de mètres derrière lui, deux énormes chiens, la bave aux lèvres, le poursuivaient. Pour leur donner plus de hargne, on les avait affamés. Ces bêtes étaient suivies de loin par trois hommes : deux blancs coiffés d’un chapeau de paille qui portaient un fusil — des chasseurs de chèvres sauvages et d’esclaves — et un noir, tête nue. Ils semblaient assurés d’arriver à leur fin.
Il restait moins de cinq mètres à courir pour pouvoir plonger dans la rivière. C’était encore trop. Au moment où l’esclave allait mettre un pied dans l’eau, il trébucha. Un chien sauta sur lui et mordit sa cuisse droite, tétanisant tous les muscles de son corps. Le deuxième chien le prit à la gorge alors qu’il se débattait. On entendit un cri lourd.
Au loin, les deux blancs sourirent. Ils ralentirent le pas, comme pour apprécier davantage le malheur de leur proie et laisser les chiens terminer leur besogne. Le noir qui les accompagnait baissa la tête.
Furcy, aussi, avait entendu le cri. Il se trouvait de l’autre côté de la Rivière-des-Pluies. Dissimulé derrière un pied de litchi, il avait tout vu. Il restait figé. Depuis sa cachette, il avait remarqué une fleur de lis tatouée sur chaque épaule du fuyard allongé, ses oreilles et son jarret étaient coupés. Ces deux mutilations signifiaient qu’il avait déjà tenté de fuir à deux reprises. Quand les deux hommes arrivèrent près de l’esclave agonisant, ils marquèrent un temps, se regardèrent, puis le prirent chacun d’un côté. Ils le jetèrent dans la rivière. Et s’essuyèrent les mains. Le corps moribond flottait comme un bout de bois au gré du courant qui était fort ce jour-là.
« C’est l’ordre de M. Lory, dit le premier, un marron qui ne peut plus travailler constitue une charge trop lourde. Et la troisième fois, c’est la condamnation à mort. De toute façon, Lory l’aurait battu à mort, tu le connais. » L’autre acquiesça en clignant simplement des yeux.
Le premier chasseur sortit un carnet de sa besace, avec un crayon qu’il mouilla de ses lèvres, il inscrivit : « Capturé / mort / à la Rivière-des-Pluies / le nègre marron Samuel appartenant à M. Desbassayns et loué au sieur Joseph Lory, habitant de Saint-Denis / 30 francs à recevoir / 4 août 1817. » Il referma son carnet, satisfait. Puis, il donna quatre sous au noir en récompense du renseignement qu’il avait fourni pour repérer Samuel.
Dans la tête de Furcy, le cri continuait de résonner.

Les faits de ce genre étaient fréquents à l’île Bourbon. J’aurais pu vous décrire la scène où un esclave fut brûlé vif par sa maîtresse furieuse parce qu’il avait raté la cuisson d’une pâtisserie. Et raconter l’histoire de ce propriétaire qui, apprenant que son épouse avait couché avec son domestique noir, fit creuser un trou et laissa mourir l’amant — alors que tout le monde connaissait cette femme dont on disait que le démon avait saisi son bas-ventre. Il n’était pas rare, non plus, de voir des esclaves si maltraités qu’ils en devenaient handicapés. D’autres avaient moins de chance, ils mouraient à force de tortures, puis on les enterrait dans le petit bois comme on enterre une bête — sur les registres, on les déclarait en fuite. Certains préféraient se suicider pour en finir plus rapidement avec un sort funeste…
Ainsi allait la vie quotidienne dans les habitations bourbonnaises en ce début du XIXe siècle.
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