Muriel Eruten

Mon corps avait changé depuis plusieurs mois. Mes yeux étaient vitreux, comme si mon âme avait quitté mon corps. Alors que sur la photo, prise cinq ans plus tôt, je ressemblais à un surfeur : avoir remplacé le sport par la bière avait fait des dégâts. Laure avait toujours dit que je n’étais ni trop ni pas assez musclé ; pile ce qu’il fallait.

Célimène est coquette, elle aime séduire. Elle est le modèle de la femme libre d’aujourd’hui. Le monde moderne a aggravé ce culte de la jeunesse, avec les films et les magazines. Arsinoé représente les femmes dont la jeunesse et la beauté ne sont plus, et qui sont contraintes de voir les Célimènes briller, tandis qu’elles restent dans l’ombre.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas lu un livre jusqu’au bout. Je m’ennuyais toujours, et si par miracle j’atteignais les cinquante pages, l’ouvrage finissait inéluctablement par me tomber des mains. Depuis ma rupture, j’avais perdu le goût de la lecture. Comme si sans elle tout avait perdu sa saveur. Rien ne parvenait à capter mon attention longtemps, car plus rien n’avait réellement d’importance. Tout me laissait indifférent. Ce regard avide de mots qu’arborait Émilie, cette frénésie de tourner les pages, pour savoir la suite, ça me manquait. J’aurais aimé l’éprouver à nouveau. Avant, je pouvais passer des après-midis entiers à lire, tant le sort des personnages auxquels je m’attachais me paraissait important. Mais depuis un an, je ne me sentais plus concerné.

Conscient que les actes valent mieux que les paroles, je lui proposai de m’occuper du nettoyage. Même si j’avais cessé d’être à cheval sur l’hygiène, je tenais absolument à être débarrassé de cette poussière accumulée depuis des années. Il fallait assainir l’air, autant que possible. Et je voulais m’en charger, être sûr que le travail soit fait correctement. Émilie était trop distraite pour être efficace. Je passai donc le début d’après-midi à faire la chasse à la moindre particule de poussière, dans chaque recoin de la maison. Le bruit assourdissant de l’aspirateur me réconfortait tant il parvenait à briser le silence des lieux.

Je voulais apprendre la vérité, trouver des indices. Mais comme je m’y attendais, voir une photo de Mélanie Blanchard ne m’avait pas apaisé, loin de là, je ne m’étais jamais senti aussi angoissé. Et perdu. Je ne voulais pas risquer d’aggraver la situation.

Il fallait que je fasse les choses dans l’ordre. Le lendemain, je passerai un coup de fil à mes parents. En attendant, je lançai sur mon téléphone la playlist Rock années 80, puis fermai les yeux et laissai mon esprit s’apaiser au son de Deep Purple.

Les vers de Lamartine me revenaient en mémoire. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. J’avais trouvé ce poème sans intérêt quand je l’avais étudié en cours. Ce soir, il prenait tout son sens. La ville que j’aimais était devenue en quelques heures une ville fantôme. Les vieux peupliers, les acacias, le Tarn, ce paysage me paraissait dénué de vie. J’avais l’impression de contempler une carte postale, comme si un filtre me séparait du monde.

L’écrivain qui a écrit ce roman n’est plus de ce monde. Quand tu lis un livre, des pensées éteintes se rallument, comme si son esprit habitait en toi, s’exprimait à travers toi. Comme s’il te possédait le temps de la lecture. Un livre peut te hanter longtemps après que tu l’aies refermé. Dans la vie tu peux côtoyer des gens pendant des années sans rien savoir de ce qu’ils pensent.

On s’était promis qu’on se marierait et qu’on fonderait une famille, peu importait les disputes et les épreuves. À la Saint-Valentin, elle m’avait même écrit ce message sur une carte : Notre amour est un drakkar prêt à conquérir tous les continents. Il n’a aucune limite. Où qu’il aille, peu importe les tempêtes et les icebergs, personne ne parviendra jamais à le faire couler.

Le suicide, ce n’est pas un acte sans conséquences. Vous ne pouvez pas revenir en arrière. La vie nous envoie des épreuves, et nous devons les surmonter, c’est ce qui fait de nous des êtres humains. Ça fait partie de notre chemin. Si vous mettez un terme à votre vie, brutalement, vous ne pouvez pas arriver au bout du chemin. Vous… êtes bloqué sur la route, en quelque sorte.

J’avais voulu me rassurer… c’était rappé. La panique m’avait complètement gagné. Il y avait bien un fantôme dans la maison, qui, pour une raison qui m’échappait, me passait en boucle chaque nuit la scène de son suicide. À moi, pas à Émilie. Cette fois-ci, je savais à quelle question il fallait que je trouve des réponses : Pourquoi moi ?