On s'est souvent demandé ce qui guidait Morozov dans son choix des oeuvres. Il semblait parfois qu'il souhaitait avant tout encourager des talents débutants, sentant intuitivement ceux qui allaient réussir. La nature avait gratifié Morozov de ce don, tout autant que Pavel Tretiakov.
Chtchoukine et Morozov étaient tous deux des professionnels du textile : l'un fabriquait des tissus, l'autre les vendait. Pour comprendre les tissus de façon professionnelle, il fallait avoir un goût artistique, le sens de la couleur, de la forme, du dessin. Ce n'est pas un hasard si la majorité des collectionneurs moscovites étaient issus du milieu des magnats du textile, de Pavel Trétiakov à notre héros. Le textile, une branche difficile mais extraordinairement rentable, a apporté d'énormes capitaux aux marchands russes du XIXe siècle et leur a permis de dépenser de grosses sommes pour l'achat d'oeuvres d'art.
Au cours des deux dernières années, l'hôtel particulier avait accueilli plus d'une centaine de tableaux français. Il était temps de les accrocher et Ivan Morozov s'y mit avec plaisir. Dans toutes les riches maisons parisiennes, on trouvait des œuvres d'art dès l'entrée principale : des plafonds décorés, des vitraux, des sculptures. Le vestibule de l'hôtel particulier était trop petit pour des exercices de décoration, mais sur le palier où aboutissait la longue et étroite volée de marches de l'escalier d'apparat, on pouvait tout à fait disposer dans une niche peu profonde un panneau décoré. Pourquoi ne pas le commander, par exemple, à Pierre Bonnard ?