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Citation de Cielvariable


Charles Nadeau était un photographe pour qui elle [Rose] avait travaillé pendant des années, dans ses yeux il y avait plus de douceur que dans ses photos. Les photos devaient être vendeuses et la vente était une chose qui devait frapper, vous prendre à la gorge, enfin c’est ce qu’on laissait entendre partout autour, dans son monde de femmes marchandées.

Encouragé par le corps de Julie qui se penchait sur lui, encouragé aussi par ses questions qui le relançaient, Charles avait fini par céder et parler de la boucherie de Pierre Nadeau, son père, en donnant des détails qu’il s’était promis de ne jamais mettre en mots, de peur de tout déterrer, de ramener au vif du présent l’abomination passée. Les hésitations, la pudeur du début avaient vite laissé place à un déversement impossible à arrêter. Sa crainte face au tabou trouvait à s’apaiser au fur et à mesure que son récit prenait forme et que Julie, qui n’entendait plus les enfants, et qui ne percevait du monde que l’extraordinaire de ce récit, laissant voir sa stupéfaction.

Charles avait gardé de son enfance des souvenirs terribles et remplis d’angoisse, justement, d’une vraie angoisse de pièces de viande suspendues, celles de son père et de sa boucherie ; d’une chambrette surtout à l’intérieur de la boucherie chargée du froid et de l’odeur de la mort où son père avait l’habitude de l’enfermer chaque fois qu’il avait des crises d’angoisse et qu’il réclamait sa mère et sa sœur parties vivre dans une autre ville, alors qu’il avait douze ans. Il lui avait parlé de ses visions de pièces de viande ouvertes, dépecées, cordées, de son sentiment que la vie allait prendre dans cette chair pour l’attraper, le mettre en pièces destinées à être à leur tour suspendues et, qui sait, à se remémorer cette vie où elles formaient un tout.

Sa sœur Marie-Claude avait suivi sa mère Diane à l’extérieur de la ville et lui, Charles, avait dû rester avec son père dans sa maison et sa boucherie attenante. C’était mieux ainsi, pensait la mère, question d’identification, de grandir avec le bon sexe, officiellement donné à la naissance.

Pierre Nadeau n’avait pas seulement ses manières brutales de boucher, il avait aussi quelques fêlures de l’âme à reprocher à son propre père, fêlures par lesquelles était passée la folie, la vraie, celle qui produit des voix, des jacassements, qui ouvre sur l’invisible peuplé de bestioles. Charles avait beaucoup à dire sur son père, qui avait bien failli le rendre fou : ses explosions qui avaient suivi de près le départ de Diane et de Marie-Claude, qui étaient devenues de plus en plus fréquentes, de plus en plus sourdes, et qui avaient fini par lui faire perdre la boucherie familiale en moins d’un an, avant de le mener à l’hôpital psychiatrique où il se trouvait encore ; ses bouffées, ses montées vers l’enfer, ses dérapages qui déroutaient Charles, forcé de mettre le pied dans les ténèbres du père qui les lui faisait voir par bribes, effrayantes ; ses mondes de télépathie, de dangers de mort, de créatures femelles assassines et mutantes, d’informateurs de l’au-delà, de signes de catastrophes planétaires, de conspirations élaborées contre lui en haut lieu, au Gouvernement, dans les sphères du Pouvoir Suprême.
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