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Citation de sebthoja


Il courut comme ça un moment, mais il ne savait pas où aller et n'avait pas l'intention de rentrer. Il en voulait à la terre entière. Il n'y a pas si longtemps, il lui sufisait de se taper des popcorn devant un bon film pour être content. La vie se justifiait toute seule alors, dans son recommencement même. Il se levait le matin, allait au bahut, il y avait le rythme des cours, les copains, tout s'enchaînait avec une déconcertante facilité, la détresse maximale advenant quand tombait une interro surprise. Et puis maintenant, ça, ce sentiment de boue, cette prison des jours.
S'il se souvenait bien, la première fièvre l'avait pris pendant un cours de bio. La prof articulait des mots extraterrestres, du genre monozygotes ou scissiparité, et tout à coup, il s'était dit qu'il ne pouvait plus. Capucine Meckert au premier rang. La couleur du linoléum. Son voisin de paillasse. L'odeur de soude et de savonnette qu'on respirait dans les labos du dernier étage. Ses ongles rongés. Cette énergie incessante qui lui brûlait la peau. Il ne pouvait plus, c'est tout. Il avait cherché la pendule sur le mur. Il restait encore une bonne demi-heure de cours et cette demi-heure, soudain, avait pris une amplitude océanique. Alors, il avait tout foutu en l'air, trousse, livres, cahiers, même le tabouret.
Dans le bureau du dirlo, ça ne s'était pas si mal passé. M. Villeminot n'ignorait rien du fonctionnement de ces mômes enfermés à longueur d'année, en proie à leurs hormones, cornaqués pour obtenir de vains brevets qui les destinaient à des formations plus ou moins prestigieuses, mais qui toutes agissaient comme autant de laminoirs d'où l'on sortait accompli ou bien brisé, c'est-à-dire disponible. M. Villeminot ne s'offusquait plus de ces coups de sang, des pelles qu'on se roule dans les coins, des consommations clandestines de drogues et d'alcool. Il se contentait d'appliquer le règlement, sans colère, sans indulgence, mécaniquement. Anthony en avait été quitte pour trois jours d'exclusion, cette incartade venant après pas mal d'autres.
Dès lors, la vie avait pris un drôle d'aspect. Il arrivait à Anthony de se lever le matin encore plus crevé que la veille. Il dormait pourtant de plus en plus tard, surtout le week-end, ce qui faisait enrager sa mère. Quand les copains le vannaient, il prenait la mouche, répliquait avec ses poings. Sans cesse, il avait envie de cogner, de se faire mal, de foncer dans les murs. Alors il partait faire du vélo avec son walkman sur les oreilles, en se repassant vingt fois la même chanson triste. Soudain, en regardant Beverly Hills à la télé, de hautes mélancolies le prenaient. Ailleurs, la Californie existait, et là-bas, c'est sûr, des gens menaient des vies qui valaient le coup. Lui, il avait des boutons, des baskets trouées, son oeil foutu. Et ses parents qui régnaient sur sa vie. Bien sûr, il contournait les ordres et défiait constamment leur autorité. Mais tout de même, ces destins acceptables restaient hors de portée. Il n'allait quand même pas finir comme son vieux, bourré la moitié du temps à gueuler devant le JT ou à s'engueuler avec une femme indifférente. Où était la vie, merde ?

Pages 131-132, Actes Sud, 2018.
Lu par Nicolas Mathieu, lors de la rencontre organisée par la librairie L’Usage du Monde (Paris, 17e).
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