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Citations de Nicolas Mathieu (1506)


L'école faisait office de gare de triage. Certains en sortaient tôt, qu'on destinait à des tâches manuelles, sous-payées, ou peu gratifiantes. Il arrivait certes que l'un d'entre eux finisse plombier millionnaire ou garagiste plein aux as, mais dans l'ensemble, ces sorties de route anticipées ne menaient pas très loin. D'autres allaient jusqu'au bac, 80 % d'une classe d'âge apparemment, et puis se retrouvaient en philo, socio, psycho, éco-gestion. Après un brutal coup de tamis au premier semestre, ils pouvaient espérer de piètres diplômes, qui les promettaient à d'interminables recherches d'emploi, à un concours administratif passé de guerre lasse, à des sorts divers et frustrants, comme prof de ZEP ou chargé de com dans l'administration territoriale. Ils iraient alors grossir cette acrimonieuse catégorie des citoyens suréduqués et sous-employés, qui comprenait tout et ne pouvait rien. Ils seraient déçus, en colère, progressivement émoussés dans leurs ambitions, puis se trouveraient des dérivatifs, comme la constitution d'une cave à vin ou la conversion à une religion orientale.

Pages 325-326, Actes Sud, 2018.
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Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s'atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s'étaient fait la malle.

Page 17, Actes Sud, 2018.
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Vanessa avait grandi dans une famille aimante et stable, ses parents n'ayant même pas succombé à ces modes si répandues du divorce et de la recomposition. Ils vivaient depuis vingt ans dans le même pavillon qui comptait trois chambres, avec leurs deux enfants, un garçon et une fille. Lui bossait au cadastre, elle était secrétaire à la mairie. Chaque année, ils partaient quinze jours à Saint-Nary. Ils ne cherchaient pas à changer de vie, se satisfaisaient de salaires décents et d'augmentations raisonnables. Ils occupaient leur place, favorables à l'état des choses, modérément scandalisés par les forces qui en abusaient, inquiets des périls télévisés, contents des bons moments que leur offrait la vie. Un jour, un cancer mettrait à l'épreuve cette immobile harmonie. En attendant, on était bien. On faisait du feu l'hiver, et des balades au printemps.
Thomas, leur aîné, faisait Staps. Ses parents ne trouvaient rien à y redire. Ils s'inquiétaient en revanche des ambitions saugrenues de leur fille qui annonçaient des dépenses difficilement soutenables. Il faut dire que depuis l'adolescence, Vanessa se donnait des airs. Sa fac de droit ne faisait que confirmer le sentiment familial : elle se croyait supérieure.
Elle s'était pourtant montrée plutôt frivole jusqu'à quinze-seize ans. Et puis en première, il s'était produit un choc. Elle s'était mise à bosser, soudain horrifiée à l'idée de rester à Heillange pour mener à son tour une vie peinarde et modérément heureuse. Peut-être que l'illumination était venue en cours de socio, ou en faisant les courses au Leclerc avec sa mère. C'est en tout cas à ce moment-là qu'elle avait commencé à prendre ses distances avec Carine Mougel, la frangine du cousin, sa meilleure copine de toujours. Résultat, elle avait fait des étincelles au bac et poursuivait maintenant des études de droit, tout le temps fourrée à la bibliothèque, avec ses manuels soporifiques, ses fiches bristol et trois couleurs de Stabilo, constamment angoissée.
Quand elle rentrait le week-end, elle trouvait ses parents occupés à mener cette vie dont elle ne voulait plus, avec leur bienveillance d'ensemble et ces phrases prémâchées sur à peu près tout. Chacun ses goûts. Quand on veut on peut. Tout le monde peut pas devenir ingénieur. Vanessa les aimait du plus profond, et ressentait un peu de honte et de peine à les voir faire ainsi leur chemin, sans coups d'éclat ni défaillance majeure. Elle ne pouvait pas saisir ce que ça demandait d'opiniâtreté et d'humbles sacrifices, cette existence moyenne, poursuivie sans relâche, à ramener la paie et organiser des vacances, à entretenir la maison et faire le dîner chaque soir, à être présent, attentif tout en laissant à une ado déglinguée la possibilité de gagner progressivement son autonomie.
Vanessa, elle, les voyait petits, larbins, tout le temps crevés, amers, contraignants, mal embouchés, avec leurs TéléStar et leurs jeux de grattage, les chemisettes-cravates du père et sa mère qui, tous les trimestres, refaisait sa couleur et consultait des voyantes tout en considérant que les psys étaient tous des escrocs.
Vanessa voulait fuir ce monde-là. Coûte que coûte. Et son angoisse était à la mesure de ce désir d'échappée belle.

Page 198-199, Actes Sud, 2018.
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Et puis ces pères qui avaient voulu fuir la pauvreté, qu'avaient-ils réalisé en somme ? Ils possédaient tous une télé couleur, une voiture, ils avaient trouvé un logement et leurs enfants étaient allés à l'école. Pourtant, malgré ces objets, ces satisfactions et ces accomplissements, personne n'aurait pensé à dire qu'ils avaient réussi. Aucun confort ne semblait pouvoir effacer leur indigence première. À quoi cela tenait-il ? Aux vexations professionnelles, aux basses besognes, au confinement, à ce mot d'immigré qui les résumait partout ? Ou bien à leur sort d'apatride qu'ils ne s'avouaient pas ? Car ces pères restaient suspendus, entre deux langues, deux rives, mal payés, peu considérés, déracinés, sans héritage à transmettre. Leurs fils en concevaient un incurable dépit. Dès lors, pour eux, bien bosser à l'école, réussir, faire carrière, jouer le jeu, devenait presque impossible. Dans ce pays qui traitait leur famille comme un fait de société, le moindre mouvement de bonne volonté ressemblait à un fait de collaboration.

Pages 269-270, Actes Sud, 2018.
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Début septembre, le père avait loué un petit utilitaire pour l'installer dans sa studette. Ils avaient fait la route ensemble, pour une fois qu'ils se trouvaient seuls. Son père lui avait parlé de la vie, de sa jeunesse. Il lui avait même raconté de vieilles histoires de cœur. À un moment, Steph lui avait demandé s'il aimait toujours sa mère.
– Plus tellement.
II avait dit ça sans amertume et Steph l'avait adoré d'en finir pour quelques secondes avec les faux-semblants. Elle s'était sentie considérée. En revanche, elle s'était bien gardée de lui demander pourquoi ils restaient ensemble, ou ce genre de questions débiles. Être adulte, c'était précisément savoir qu'il existait d'autres forces que le grand amour et toutes ces foutaises qui remplissaient les magazines, aller bien, vivre ses passions, réussir comme des malades. Il y avait aussi le temps, la mort, la guerre inlassable que vous faisait la vie. Le couple, c'était ce canot de sauvetage sur le rebord de l'abîme. Le père et sa fille n'en avaient pas dit plus. Dans l'habitacle, lui se disait qu'il était fier, et Steph se sentait grande.

Pages 326-327, Actes Sud, 2018.
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Et Steph découvrait que le destin n’existait pas. Il fallait en réalité composer son futur, comme un jeu de construction, une brique après l’autre, et faire les bons choix, car on pouvait très bien se fourvoyer dans une filière qui demandait des efforts considérables et n’aboutissait à rien.

Page 244, Actes Sud, 2018.
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Rien qu'à la regarder, Anthony se sentait mal. Ces femmes qui, d'une génération l'autre, finissaient toutes effondrées et à moitié boniches, à ne rien faire qu'assurer la persistance d'une progéniture vouée aux mêmes joies, aux mêmes maux, tout cela lui collait un bourdon phénoménal. Dans cette obstination sourde, il devinait le sort de sa classe. Pire, la loi de l'espèce, perpétuée à travers les corps inconscients de ces femmes aux fourneaux, leurs hanches larges, leurs ventres pleins. Anthony détestait la famille. Elle ne promettait rien qu'un enfer de reconduction sans but ni fin. Lui ferait des voyages et des miracles. Il s'autoriserait des choses ; il ne savait pas quoi au juste.

Page 350, Actes Sud, 2018.
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C'était presque encore neuf, un titre qui venait d'une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. À Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s'annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur. Dans chaque ville que portait ce monde désindustrialisé et univoque, dans chaque bled déchu, des mômes sans rêve écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s'appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l'âme en colère, leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit. Anthony suivait le rythme avec sa tête. Ils étaient trente comme lui. Il y eut un frisson vers la fin et puis ce fut tout. Chacun pouvait rentrer chez soi.

Pages 51-52, Actes Sud, 2018.
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Puis, un peu après 18 heures, elle commença à s'impatienter. C'était l'heure de rentrer sans doute, elle s'agitait. Et comme elle était assise en tailleur tout près, son genou finit par effeurer celui d'Anthony. C'est drôlement doux, une fille, on ne s'y fait jamais complètement. Celle-là s'appelait Stéphanie Chaussoy. Anthony vivait l'été de ses quatorze ans. Il faut bien que tout commence.

Page 26, Actes Sud, 2018
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Elle serait à la retraite dans quinze ans, si le gouvernement ne pondait pas une connerie d'ici là. C'était loin encore. Elle comptait les jours. Le week-end, elle voyait sa sœur. Elle rendait visite des copines. c'était fou le nombre de femmes seules qui voulaient profiter de la vie. Elles faisaient des balades, s'inscrivaient à des voyages organisés. C'est ainsi qu'on voyait des bus parcourir l'Alsace et la Forêt Noire, gorgés de célibataires, de veuves, de bonnes femmes abandonnées. Elles se marraient désormais entre elles, gueuletonnaient au forfait dans des auberges avec poutres apparentes, menu tout compris, fromage et café gourmand. Elles visitaient des châteaux et des villages typiques, organisaient des soirées Karaoké et des cagnottes pour aller aux Baléares. Dans leur vie, les enfants, les bonshommes n'auraient été qu'un épisode. Premières de leur sorte, elles s'offraient une escapade hors des servitudes millénaires. Et ces amazones en pantacourt, modestes, rieuses, avec leurs coquetteries restreintes, leurs cheveux teints, leur cul qu'elles trouvaient trop gros et leur désir de profiter, parce que la vie, au fond, était trop courte, ces filles de prolo, ces gamines grandies en écoutant les yéyés et qui avaient massivement accédé à l'emploi salarié, s'en payaient une bonne tranche après une vie de mouron et de bouts de chandelle. Toutes ou presque avaient connu des grossesses multiples, des époux licenciés, dépressifs, des violents, des machos, des chômeurs, des humiliés compulsifs. À table, au bistrot, au lit, avec leurs têtes d'enterrement, leurs grosses mains, leurs cœurs broyés, ces hommes avaient emmerdé le monde des années durant. Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avaient fermé, que les hauts-fourneaux s'étaient tus. Même les gentils, les pères attentionnés, les bons gars, les silencieux, les soumis. Tous ces mecs, ou à peu près, étaient partis par le fond. Les fils aussi, en règle générale, avaient mal tourné, à faire n'importe quoi, et causé bien du souci, avant de trouver une raison de se ranger, une fille bien souvent. Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées. Et les choses, finalement, avaient repris un cours admissible, après le grand creux de la crise. Encore que la crise, ce n'était plus un moment. C'était une position dans l'ordre des choses. Un destin. Le leur.

Pages 418-419, Actes Sud, 2018.
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Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible. Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées qui, sous l'effet du Pastis, pouvaient remonter d'un seul coup en plein banquet. Anthony, de plus en plus, s'imaginait supérieur. Il rêvait de foutre le camp.

Page 17, Actes Sud, 2018.
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Là-dedans, la climatisation tempérait les humeurs. Bippers et téléphones éloignaient les comparses, réfrigéraient les liens. Des solidarités centenaires se dissolvaient dans le grand bain des forces concurrentielles. Partout, de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, de courbettes et d'acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d'autrefois. Les productions ne faisaient plus sens. On parlait de relationnel, de qualité de service, de stratégie de com, de satisfaction client. Tout était devenu petit, isolé, nébuleux, pédé dans l'âme. Patrick ne comprenait pas ce monde sans copain, ni cette discipline qui s'était étendue des gestes aux mots, des corps aux âmes. On n'attendait plus seulement de vous une disponibilité ponctuelle, une force de travail monnayable. Il fallait désormais y croire, répercuter partout un esprit, employer un vocabulaire estampillé, venu d'en haut, tournant à vide, et qui avait cet effet stupéfiant de rendre les résistances illégales et vos intérêts indéfendables.

Pages 211-212, Actes Sud, 2018.
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Des mômes sans rien de particulier, qui s'appelaient Arnaud, Alexandre ou Sébastien tout juste bacheliers et même pas le permis. Ils étaient venus là pour assister à la baston traditionnelle, sans intention d'en découdre personnellement. Sauf qu'à un moment, ils avaient été pris dans la mêlée. La suite baignait dans le flou.

Page 15, Actes Sud, 2018.
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Un siècle durant, les hauts-fourneaux d'Heillange avaient drainé tout ce que la région comptait d'existences, happant d'un même mouvement les êtres, les heures, les matières premières. D'un côté, des wagonnets apportaient le combustible et le minerai par voie ferrée. De l'autre, des lingots de métal repartaient par le rail, avant d'emprunter le cours des fleuves et des rivières pour de lents cheminements à travers l'Europe,
Le corps insatiable de l'usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimenté par des routes et des fatigues, nourri par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires, comme les ballasts mangés d’herbe, les réclames qui pâlissaient sur les murs, ces panneaux indicateurs grêlés de plombs.
Anthony la connaissait bien cette histoire. On la lui avait racontée toute l'enfance. Sous le gueulard, la terre se muait en fonte à 1800 oc, dans un déchaînement de chaleur qui occasionnait des morts et des fiertés. Elle avait siffé, gémi et brûlé, leur usine, pendant six générations, même la nuit. Une interruption aurait coûté les yeux de la tête, il valait encore mieux arracher les hommes à leurs lits et à leurs femmes. Et pour finir, il ne restait que ça, des silhouettes rousses, un mur d'enceinte, une grille fermée par un petit cadenas. L'an dernier, on y avait organisé un vernissage. Un candidat aux législatives avait proposé d'en faire un parc à thème. Des mômes la détruisaient à coups de lance-pierre.

Pages 87-88, Actes Sud, 2018.
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Il vivait déjà sur le fil du rasoir. Chaque mois, il gagnait 7000 balles. Son logement lui coûtai déjà la moitié de cette somme. Il avait sa voiture, l'essence, les clopes, les courses et divers crédits. Au total, ça faisait 4000 balles. Chaque mois s'achevait sur un découvert de 500 balles minimum. Il suffisait qu'il fasse un écart, un resto, une soirée trop arrosée dans un bar, et il creusait le trou, sans espoir de le combler. Le jour de la paie, il se remettait à flot, se promettait de faire des efforts, de se serrer la ceinture. Mais très vite, le pognon filait, il revenait à zéro, puis de nouveau le découvert. Il avait négocié avec la banque pour éviter les agios. N'empêche, son autonomie était sans cesse compromise. Vingt jours par mois, il vivait des largesses de son banquier. Alors il retournait bosser, jour après jour. 11 fallait bien payer la bagnole, le frigo, son lit, le canapé cuir et le nouvel écran plat.

Page 421, Actes Sud, 2018.
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Au moment du partage, le père en était presque venu aux mains. Au fond, il n'avait pas tellement d'amis, pas vraiment de boulot et il découvrait sur le tard que la maison n'était même pas à lui et que toutes ces idées qu'il s'était faites étaient plus ou moins de la connerie. Il avait cru qu'il ramenait la paie, que c'était chez lui, que c'était sa femme, sa baraque, son gosse. Le notaire avait nettoyé ces idées préconçues au bulldozer. Et deux ans plus tard, le père raquait encore pour les honoraires de cet avocat qui n'avait rien branlé, à part lui expliquer qu'il avait tort, que c'était la loi qui décidait. Dans ce monde de paperasse et de juristes, il n'y avait plus d'homme. Que des arrangements.

Page 255, Actes Sud, 2018.
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En débarquant à Tétouan, Hacine était convaincu de ne tomber que sur des arriérés, des blédards. Et puis son cousin Driss lui avait présenté des potes. Assez vite, il avait observé que leurs passe-temps n'étaient pas si différents des siens. Rien foutre, jouer à la console en fumant des pet', se marrer, penser aux filles.

Page 219, Actes Sud, 2018
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Peu à peu, Hacine avait pris le rythme, en regardant faire son aîné. II avait remarqué que Jacques obéissait à des rituels, pour souffler, fractionner sa journée. La clope de 8 heures, une autre à 10 heures avec le café. À 11 heures, il montait le son de la radio, parce que c'était l'heure de son émission. Il tâchait de faire le plus gros du taf pendant la matinée, pour être peinard l'après-midi. Même chose, il donnait le maximum en début de semaine. Il existait comme ça toute sorte de ruses pour surmonter le désert, cette étendue uniforme de temps qui vous attendait au saut du lit, et pour de bon, jusqu'à la retraite. Hacine avait compris ça. Son temps ne lui appartenait pas. Mais il était toujours possible de duper l'horloge. En revanche, il ne pouvait rien contre cette évidence : d'autres volontés que la sienne dictaient leurs règles à son corps. Il était devenu un outil, une chose. Il bossait.

Page 311, Actes Sud, 2018.
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C'était presque encore neuf, un titre qui venait d'une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. À Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s'annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur. Dans chaque ville que portait ce monde désindustrialisé et univoque, dans chaque bled déchu, des mômes sans rêve écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s'appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l'âme en colère, leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit. Anthony suivait le rythme avec sa tête. Ils étaient trente comme lui. Il y eut un frisson vers la fin et puis ce fut tout. Chacun pouvait rentrer chez soi.

Pages 51-52, Actes Sud, 2018.
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Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d'Hélène avait pris le TGV pour 'l'abandonner un beau jour sur un quai dont il n'avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l'aimer et se défilait à chaque fois qu'il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu'elle leur reprochait jadis, qui n'étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils 'lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.

Page 20, Actes Sud.
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