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Citations de Nicolas Rozier (24)


L’homme invita le rôdeur à le suivre. Ils contournèrent un débarras qui masquait la maison. À la clarté de la lampe, le vieux se tourna pour mieux voir son visiteur et s’illumina de confiance. « En voilà une bonne tête » semblait dire la façade plissée. Koenig rendit le même verdict à l’examen de cette face échappée d’un conte qu’il n’avait jamais lu.
Jacques – c’était son prénom – remua les tisons et servit la soupe. En voyant briller les yeux du jeune homme, Jacques précisa
– C’est ma femme, sa recette et le potager.
Tandis qu’il buvait ce nectar en écoutant les deux couplets d’une vie consacrée à la menuiserie et au braconnage, Koenig sentit qu’avec cette mixture ingurgitée à pleins bols, il pourrait arpenter des lieues de bocage. Une petite femme, entrée silencieusement, vint saluer l’invité et s’éclipsa sans mot dire. L’œillade vait suffi pour faire connaissance. L’éclat du regard, chez cette femme menue, démentait le rôle strictement cantonné et servile d’une compagne dévouée. Derrière la cuisinière, Koenig soupçonna quelque génie de la forêt sédentarisé sur le tard. Une vie de matières riches chauffées à point et d’harmonie avec les saisons, une gentillesse invétérée.
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En dépit de ces vocations nouvelles, ou peut-être parce qu’elles avaient créé, en nous isolant à des postes séparés, le silence propice aux ruminations, Narwik remonta en flèche. Rien n’y manquait : ni les chocs mortels, inoubliables, ni les traumatismes au complet. Rien n’avait disparu et ne serait omis de cet héritage en ordre de bataille. Nul entrain ou déni n’avait érodé la mémoire des sévices ou même brouillé leur menu. Six mois s’étaient donc écoulés avant ce retour des venins et des meurtrissures, délivrés sans filtre ni atténuation amnésique. Passifs et disponibles, calés dans nos réduits comme attachés à marée basse, nous ne pouvions plus endiguer le souvenir et son lot de morsures au détail. Le barrage céda et les images affluèrent.
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De retour au camp, le récit de Koenig aviva les ardeurs. Les hommes se transformèrent à vue en se figurant la boutique. Ils sentirent monter le frisson, l’accélération du pouls et des événements. Un laisser-passer pour le centre de l’île, voilà quelle était la nouvelle, sa portée véritable. Jusqu’au bout, ils avaient repoussé l’échéance. Après la découverte du vidéo-club, ils ne pouvaient plus différer, se contenter de nuits blanches.
À l’époque de Lady Brown, en Angleterre, l’étendue du domaine, le luxe des habitats, l’enchantement mêlé de machines fluviales et de coteaux fleuris avaient flétri leur création. Il avait manqué à ce pays levé à millions de livres sterling le trait morbide, l’ingrédient maladif. Choyés dans leur résidence, les peintres s’étaient étiolés comme des plantes délicates dans un sol trop riche. Cette fois, s’agissant de cette contrée irréelle annoncée par un mourant défiguré, ils reconsidéraient le projet, l’exception et la chance d’un pays à peintres, du légendaire asile de combat qui jamais n’avait cessé de harceler leurs espoirs. La pensée les taraudait encore et toujours d’un lieu, d’une discipline, d’un enfer de travail peut-être, où du moins l’ennui ne serait plus possible. Tous, y compris les plus désorbités : Zappata et Félix Archibald ruminaient le magma, l’explosif informe d’un rêve armé où la vie deviendrait, quelque part en terre ferme, une ruée titanesque au fin fond de leurs mailles sensibles, à l’extrême pointe des fibres de l’enthousiasme. Ils s’y voyaient ascensionnels et laboureurs pour toujours, jamais repus des glaises de leur tranchée élue.
Le feu premier reflambait aux yeux des vétérans. Les préparatifs du départ débutèrent le soir même et se poursuivirent dans la nuit, à la torche. Le jour pointait quand les hommes s’élancèrent.
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L’asphalte surgissait au culot de la terre poussiéreuse. En brandissant pour emblème son parfait délaissement, cette cité montrait du panache. L’alignement de maisons et d’immeubles tassés côte à côte lui donnait son aspect aimable et caduque. Koenig admira la belle désaffectée. Le défilé de toits mornes l’aspirait dans l’entonnoir de la rue principale, de celles, magnétiques et pétrifiées, que l’on s’attend à trouver en traversant les bourgades, à mi-chemin de la mer. Les couleurs ne dépassaient pas la gamme du camouflage militaire sans tomber dans l’austérité d’une ville de garnison. Koenig entrait dans l’une de ces villes frappées par l’exode rural, l’industrie sinistrée ou un phénomène de désertion moins tangible. Sur ce dernier point, sa traversée le détrompa peu à peu. Il s’avéra que cette lividité n’était que la teinte la plus sourde d’une palette maîtrisée. L’endroit devait moins son allure aux outrages du temps ou au cynisme des promoteurs qu’à une couleur locale aussi choisie qu’une teinte dominante dans un tableau. ici, un gris-brunâtre de tôle. Les nuances se déclinaient autour. Aussi les lieux affichaient-ils un état beaucoup plus instauré que subi. Koenig, sans pouvoir très nettement en pointer les indices, éprouvait le genre, le parti-pris, presque la revendication du paysage urbain. Sous une lumière de studio, la clarté et les ombres n’oscillaient qu’entre la fin de matinée et la fin d’après-midi. Les vacanciers d’autrefois pouvaient à coup sûr y régler leur montre au passage : il n’était ici qu’onze heures quinze ou dix-sept heures quarante-cinq. Personne ne jalousait les retours de plage, au passage des voitures, ils étaient même les bienvenus, ceux dont les bras salés dépassaient des portières, car les habitants secrets, invisibles, y allaient aussi, à la mer, et par des raccourcis praticables à vélo, presque à pied. Eux seuls connaissaient la dune plate adossée à leur mur, la prairie rousse, aux chemins rares, qui menait aux plages inconnues.
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Le rythme sauvage de ses allées et venues, les séances brèves et brutales des panneaux attaqués avec tout ce qui lui tombait sous la main, de retour au camp, ce roulis incessant de visions peintes et d'artistes à l'ouvrage furent pour beaucoup dans l'intuition qui soudain l'entoura à perte de vue : le paysage suppliait les peintures.
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Koenig n’y connaissait pas grand-chose en architecture mais ces amas de baraques où se disputaient, pour le genre, le restaurant de bord de route et la cabane de ferrailleur, lui étaient familiers. Les gens d’ici marquaient leur préférence pour ces chalets artisanaux, voire customisés. Les environs ne devaient certes pas manquer de paysans bourrus, d’artisans brusques, de familles menacées d’abrutissement, mais leurs toits et devantures, d’une ébriété toujours élégante car reprise par le paysage à grande échelle, les maintenaient dans une justesse diffuse, pareille au sourire de l’air. Car oui, cela lui coûtait une métaphore, mais l’air du pays, indubitablement, souriait. Koenig ne cesserait plus de vérifier le charme de ces maisons, inhabitées pour certaines, maisons de paysages commanditées par un peintre ou tout comme, aussi gentiment posées que des pions sur un plateau de jeu. Boutures géométriques réparties avec une savante asymétrie dans la structure globale du paysage, avec le retour de modules identiques combinés en variantes. Des maisonnettes de conte aperçues ou brièvement silhouettées entre des îlots d’arbres et d’arbustes. Ici, un bosquet arrondi, là, trois arbres en pointe, une alternance de forts en base et de grands maigres, et ailleurs, presque partout, des haies hérissées telles des iroquoises, des mêlées d’arbustes écrasés et aplatis. Koenig l’avait repéré d’emblée comme la spécialité locale : la haie du bocage, « la haie vive », le comptoir aux oiseaux. Rien ne dépasse, sur les côtés, de cette végétation usinée en longue et mince tranche, passée au fer à lisser, au laminoir, ou sortie d’un grille-pain géant.
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Une vivacité, presqu’une joie, lui montait à la tête ; elle monta jusqu’au rire parce que la nature était belle, aimable jusqu’au burlesque. Dès la première bicoque, l’envie l’avait pris de soulever cet amas de planches combiné à des murs de bergerie, de s’interroger à voix haute en examinant cette maquette, jusqu’à l’apparition espérée, tête nue ou à casquette, du maquettiste. Koenig guetta les héros de cette douceur de vivre, ou, mieux, de cette lumière disponible, idéalement réglée pour la vie humaine, animale et végétale.
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Koenig était déjà loin. Le songe l’avait déporté.
En suivant la côte à distance, depuis l’intérieur des terres, il trouva les lisières indécises, de larges travées, des clairières sans bord ni couleurs franches.
Puis le paysage changea de nouveau. La terre se fit plus aride et le relief plus bosselé. Il connaissait ce théâtre de buttes. Plus loin, il reconnut la colline aux épaves, la casse adossée au versant, dans la cuvette où le groupe avait peint le premier jour. Ici, la plaine ressemblait au désert. Jusqu’alors il n’était pas revenu dans cette zone. Il contourna la pente où butaient les carcasses. La face cachée de ce mont resserra le silence. Braquée comme un sphynx, la colline se muait en sanctuaire. Koenig se tourna et fixa l’horizon.
Sous le ciel estampillé vingt degrés, l’étendue devenait sans rapport avec l’île et ses mensurations. Un Sahara privé lui faisait face.
Il débattait de l’échelle et des proportions quand l’horizon s’anima. Masse grise, ébauche de ciment, un relief l’ébréchait. Le toit d’un poste avancé ou d’une citadelle.
Sur un tempo flâneur, Koenig s’avança. Sur les côtés, une vapeur blanche masquait les marges. L’espace semi-désertique comme il parut d’abord, se mua en esplanade, écran profond du bocage et fabrique à lointains.
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Les dessins inviolables
je les ai trouvés.
J’ai trouvé leur place de tolérance.
Ce n’était pas encore la réserve, le dépôt, mais l’anti-chambre d’un rejet.
Croyant racheter leur traîtrise, ceux qui ont mis là les moutons noirs n’ont inventé pour eux qu’un sas à dépérir, une succion livide.
Ils auraient mieux fait de jeter l’isolé, d’abréger sa solitude de héros parmi les lourdes vaches, les christs invraisemblables et la cuite d’enfant gâté du « nouvel art ».
Je ne l’ai jamais vue autrement la flammèche écroulée, toujours fourrée à l’ombre des musées. Toujours fumante d’une fierté dans le désastre.
J’ai connu des salles envahies du mérite d’une seule œuvre, généralement petite, et le malaise né du déséquilibre des forces, plus précisément le déséquilibre nié, et l’alignement des œuvres sur un pied d’égalité artificiel. J’ai vu l’oeuvre isolée tenir tête aux pelletées globuleuses des yeux posés sur elles.
Mais ici
TOUT LE MUSÉE SE DÉGRISE.
Du grand bois sombre de derrière la tête,
d’une ruée d’arbres dont l’homme semble l’après coup,
un dessin est venu.
Monde du sang qui tremble, nous avions raison de souffrir ton absence.
Ici, avec ce dessin qui invente à lui seul un musée de l’homme
la chasse racée a coupé ses bases.
Ce n’est que du cœur,
c’est le style fauché de l’incontrôlable,
l’éclatement des noblesses faméliques,
les lointains perforés où le cœur s’en va battre
et se battre.
Ni murs ni étiages, plus rien de porteur, l’espoir d’aigle dont rien ne crève ouvre la blancheur des visages.

Artaud fait sauter les rôles. Les rôles phare descendent dans leurs hommes. Leurs stigmates sans échappatoire.
J’en oublie la main d’œuvre, les circonstances, car ce dessin me prend tel que j’aime et ne veut pas de mes scrutations.
L’atelier, les cheveux en bataille, l’œil aigu, la retouche fine, tout devient la matière égale d’un cœur en trombe.
Il y a bien sûr des identités, des figures, mais en même temps, le dessin n’a pas cet encrassement posthume des œuvres graphiques parce qu’Artaud a su retenir l’hypnose qu’il y a à dessiner des hommes, des maisons, des forêts.
Le peintre, ses dessins roulent la même permission d’asile, les mêmes yeux agrandis de tristesse, le même éraillement, la même douceur écumante.
Avant même le visage reconnu d’Artaud nous empoigne à vie ce tambour de vision frappée où les yeux sont seuls.
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La France traversée comme une terre sauvage, Koenig y pensait depuis l’Afrique. À l’avance, il rayait les grandes villes.
Débarqué à Toulon, il trouva des passages, longea des cohues, remonta des venelles, des rues étroites, laissant derrière lui les barrages, les remparts, les immeubles.
Il s’éloigna rapidement et ne leva la tête que plus tard, une fois éloigné, bien à distance du monde, entré dans cet arrière-pays sablonneux, cette aire de chantier délaissée, aussi poignante pour lui que le bord de mer. Il abordait le pays comme une terre des confins, sans balises ni pancartes. Non que sa trajectoire manquât de précision, bien au contraire. Elle reposait sur un courant, une aimantation, une diagonale dans la France verte. Brûlé d’Afrique et de grand sud, Koenig s’éloignait des étuves sans qu’il fût question de renouer avec le froid. Ces crayères de givre, il n’en frôlerait pas même les caves ni les courants sombres. Montés des brumes de l’enfance, le Nord et l’Est croisaient au loin, steppes sépulcrales où les populations restaient invisibles, gardiens loyaux d’une peine hypnotique, peuple lige du ciel gris. Son radar magnétique pointait à l’Ouest sans que le marcheur l’ait décidé ou, à la rigueur, en ayant pris soin d’en embrumer le projet. Son trajet garderait cette part détraquée, ce flou de l’errance où le voyageur joue les dupes, quitte à cligner des yeux et se brouiller la vue. Les masses lointaines, les bornes informes le guidaient. Koenig se déplaçait par ricochets. Autant dire qu’aux fourches, croisements et détours, sa préférence alla aux ornières et aux terrains vagues.
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Henkel (c’était son nom) se disait botaniste et artiste. Ce qu’il nous raconta à son tour valait bien nos chapitres. Aux quatre coins du monde, ses expéditions avaient défrayé la chronique. Maintes fois, ce guide désobligeant s’était plu à semer les membres de l’aventure, s’amusant à les perdre, à les regarder tourner en rond pendant qu’il dormait dans les arbres. Une fois de trop, l’équipe entière y avait laissé la peau. Henkel perdit situation et crédit et se ficha bien de la dégringolade. Au temps de ses missions subventionnées, il vivait déjà dans les branches, dans les trous, les ravins, et personne ne pouvait le supporter plus d’une heure. Ennemi impossible, il n’endurait pas les conditions extrêmes, il s’en délectait comme d’une récompense. Touareg au désert, Inuit au cercle polaire, sa résistance aux latitudes les plus hostiles tenait d’une ironie indéchiffrable qu’il pratiquait systématiquement aux dépens de ses congénères. Pour des conférences, des cours, des conseils, on ne le trouvait nulle part. Un explorateur heurtait un tas informe à l’arrière d’une hutte, sur une île invivable, c’était Henkel, méconnaissable comme un tronc mort, tel un débris d’hospice ou de dispensaire oublié des registres. Il surgissait crasseux d’un mois de jungle dans les cocktails d’ambassade, molestait les épouses et les maris, contredisait tant qu’il pouvait, humiliait ses confrères, et repartait comme il était venu ou chassé à coups de pied. Le déboisement humain, autour de lui, finit par atteindre une circonférence de planisphère. Il faisait les gros titres de toutes les coteries savantes. Il aimait les plantes, les fleurs et la peinture, du moins la sienne qu’il brossait à même les roches et les falaises où nul procès-verbal ne pouvait l’arrêter, mais pour le reste, autant négocier avec un scorpion.
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La situation s’envenima encore. Notre dortoir, devenu tétanique, développa une écoute surfine, suspendue aux échos de la lande. Il sembla à distance que les bourreaux se mêlaient aux dortoirs des plus jeunes, y infiltraient de faux prisonniers, de venimeux histrions singeant des terreurs nocturnes, des débâcles et des paniques dans le noir. Nous étions rompus au déchiffrement à distance des variations disciplinaires. Des cris happés et sans suite retentissaient en divers endroits de la plaine. Au premier signe d’alarme, l’angoisse glaçait le dortoir. Pendant une heure, parfois deux, nous n’échappions à aucune modulation de l’agression en cours. La cadence des nuits de calvaire s’accéléra. L’hécatombe se chiffrait à l’aube, la cour se clairsemait. Les pensionnaires périssaient ou restaient enfermés, en quarantaine. Des lueurs maladives ne quittaient plus les baraques des enfants. En contrejour, leur toit se schématisait, pareil à un tumulus sabré par l’horizon. Au menu des aggravations, l’heure de la douche avait sauté, sans préavis, réduisant la présence des plus jeunes aux clameurs échappées de cette maison basse où nous évitions de tourner le regard. Le silence, quand il se fit, fut encore plus révulsif. Les petits s’étaient tus depuis trop longtemps, nous ne voulions plus les entendre, ne surtout plus entendre la voix de ce qu’ils étaient devenus. Le sacrifice des victimes ne fit plus aucun doute. Cantonnés au dortoir, nous haussions la voix pour ignorer les derniers spasmes, ou du moins les couvrir, mais leur émission fusait sur une fréquence que l’épaisseur des murs ni nos manières bruyantes n’arrêtaient. À l’écho isolé qui soudain atteignait le dortoir, personne n’aurait su feindre la surdité ou même la distraction. Ces cris trop brefs pour être qualifiés, ces bruits de noyade dans un incubateur forçaient nos défenses, nous ébranlaient à grands coups de mauvais songe. Pris d’une aversion galopante, ce n’était plus la mort des enfants qui nous sciait les nerfs (nous pensions justement qu’elle datait), mais l’état dans lequel ils bougeaient encore et les chuintements mêlés de ceux qui les imitaient. Nous rejetions l’idée de nous laisser approcher par les restes de ces braves, sans pouvoir retenir les images macabres dérivées des sons. Les communs où périssaient cette jeunesse engluaient nos terreurs d’intuitions marécageuses où la pourriture ne meurt pas mais copule dans ses miasmes. Un enroulement visqueux, là-bas, nouait ses tentacules de cadavres.
Un dernier cri, plus long, qui voulant gémir ne fit que siffler, expira en chœur à travers nos barreaux. La nuit complète enterra ce glas. Nous rêvâmes de brasier pour nos petits frères. Detlef entonna, à voix très basse, un chant slave, rauque, inaudible. À nous six, nous étions les derniers.
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Des repreneurs bien intentionnés en firent néanmoins un lieu de vacances pour enfants d’ouvriers ou orphelins, pour ce club d’élite des « enfants qui n’ont jamais vu la mer ». Au camp pauvrement aménagé, à l’échec des séjours au rabais précipitant sa très rapide fermeture, succédèrent les latences du complet abandon. Cette fois, le lieu crut atteindre ce dernier stade de l’enterrement à l’air libre. Mais les fossoyeurs avisés flairent de loin ces domaines presque sans âge. Bientôt, à la tombée du jour, les gens du pays, s’il en restait, aperçurent de loin le déblaiement des planches par une délégation d’hommes taciturnes, décidés, en habits sombres. Ceux-là travaillèrent pour l’anonyme tortionnaire à la tête de Narwik.
Un murmure d’enfants au cachot courait ainsi dans le bois ; un tapage, un raffut d’éclopés, de mutilés, de jeunes morts en train de jouer au fond des parois comme dans l’exiguïté d’un sépulcre. On reconnaissait sans les voir les chevilles égratignées à la course. Si la culotte et les bretelles étaient bien de l’enfance, les visages tenaient de ces masques retirés au pourrissoir des tranchées. Certains gardaient un visage entier ; il était bandé et l’on voyait le chiffon du bandage à contrejour sur fond de ciel orageux coiffant les falaises. Dans l’opacité du dortoir, l’école, le camp de vacances et le bagne croisaient leurs univers comme à travers les poutres d’une charpente effondrée. Le dortoir dont bientôt nous connûmes en détail les fissures de plafond et les nœuds de lambris, nous tenait dans cet éboulis hanté, dans ce malaise de piraterie composite, jouée par de jeunes assassinés. Cette pression revenante donnait lieu à des réveils paniques, des sursauts d’angoisse, confirmés et aggravés par la vision de cette ombre, derrière la porte vitrée, qui nous voulait du mal, ouvertement, et n’attendait que l’occasion.
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De l’ancienne classe convertie en cellule demeuraient l’odeur de craie et les taches d’anciennes cartes. L’empreinte vivace des objets, le moulage déserté de leur forme, tout le fourniment d’une classe embaumait et dispensait l’unique chaleur de l’endroit. Nous puisions aux vestiges d’informes souvenirs qui devenaient les nôtres, ou plus simplement fixions quelque dessin de salpêtre qui nous distrayait un instant.
Je n’ai pas oublié l’heure spéciale que Lupasco appellerait plus tard « le toucher du levant ». Nous étions devenus à l’instinct, au qui-vive, les experts du petit jour. L’aube franchissait les barreaux. Plus insinuante elle se glissait, plus foudroyant était le réveil. Aux premières lueurs, les dents grinçaient. Nous passions si instantanément aux abois que l’éveil prenait, en parcourant la rangée de lits, le tintement de l’ampoule quand elle grille. En froissements brusques, on entendait les corps et bientôt le pouls collectif du dortoir. Il emplissait la cellule. À grands coups somnambules, les pulsations résonnaient, presque audibles d’un lit à l’autre, comme si elles chassaient à coups de masse les derniers monstres de la nuit. Mais très vite le cœur ralentissait, se dominait.
Outre les barreaux, seule la porte détraquait le décor. Elle était en verre martelé, de couleur jaune, assortie à l’ombre postée derrière. C’était Klaus, le kapo, qui préparait son entrée. Si nous dormions peu, à séquences courtes, lui ne dormait jamais. Il ne doublait pas la porte, il l’incorporait. Brusquement, dans un accès, il pouvait la défoncer et s’appliquait à en faire planer la menace. Il la regardait en coin, il y pensait, se réservait l’opération en tâtant le gourdin qu’il tenait en réserve. Pour nos tympans endormis, c’eût été une bombe, une volière coupante et les éclats de verre du sol au plafond. Cette porte remplacée le jour même, nous l’aurions appelée : « le tambour de verre ». Des idées du même genre, Klaus n’en manquait pas. Elles lui venaient à la longue, sans effort, il les ruminait jour et nuit.
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Réchauffe la flamme en pleurs
Replante-la dans sa terre d’incendie
où les visages sont des torches
et les cœurs des champions
Écrase le poing de tonnerre
sur la terre comme un crâne
Et tous ils verront
les dieux de la guerre
en collier de têtes
autour de ton cou
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D'une souffrance à une autre
le sale coup répété
qu'on ne lâche pas
qu'on pourchasse
jusqu'à l'espèce solaire
perceuse de son calvaire
ce crépuscule troué dans la plaie
cet APRÈS-COUP de la beauté
qui est un cri de folle
dans l'amour éventré
son spectre d'effondrée sur son mort
et la double carcasse d'amour fou
avalée par la terre de combat
l'élan pétrifié d'un blizzard de vengeance
un amour de la chose sectionnée
qui pointe
qui saigne
et qui aime..
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Avancés sur le sol blanchâtre, dur et raboteux, ce fut comme si nous foulions un extrait d'esplanade. De dos, les épaules de Detlef me projetèrent un instant au désert d'une banlieue latino, d'une favela subite où nous aurions titubé, poussés en avant par une canicule, un ouragan ou un crime. Sous la poussière, l'asphalte affleurait. Ce n'était qu'un décor de chantier, sur quinze ou vingt mètres, encadré par des remblais parsemés de chiendent, mais ce parterre déblayé lança un éclat de frontière aveuglante. Passé le voile de cet étourdissement, les contours se jetèrent, brandis comme une salutation du paysage. Une série de baraques s'alignait devant nous aux deux bords d'une allée croulante, et personne ne fut épargné d'un pincement féérique à la vue de ces maisonnettes oubliées.
"Un décor de cinéma...", murmura Henning.
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En dessinant, je ne pensais qu'au plaisir étrange de tel décor né de lignes croisées et entrecroisées plutôt qu'aux scènes entêtantes de notre équipée. J'abandonnais toute image mentale, tout motif central, et jusqu'aux féériques visions recensées au balcon des Alpes. Je laissais faire le bras, le poignet, qui, rapidement, en fignolant nerveusement, en espérant viser juste à l'emporte-pièce, en misant tout ou presque, sur le tri et les sélections spontanées de la vitesse, trouveraient peut-être leur compte. Dans la jungle du tracé, une armature finissait par saillir, belle comme une hypothèse d'architecte, rutilante parfois comme une étrave en plein ciel. J'aimais par-dessus tout ma liberté de débutant et l'impression de première fois qui persistait dans chaque geste. Les actions de tous, d'ailleurs, portaient le sceau de ce commencement et de ses développements singuliers.
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L'évasion ne suffirait plus. Chacun s'en serait contenté dans les premiers temps, hurlant à la délivrance, mais nos espoirs s'étaient déportés. Ils avaient muté, ils faisaient du muscle. Chaque larme versée aurait son cristal taillé en pointe.
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Poème pour Francis Giauque



L’Espagne

extrait 3

C’est avec eux*
avant le train pour
VALENCIA
que Giauque tracera l’expresse
de ces rails tirés
en direction des nuées
où toute figure est un brasero
dans l’œil du soleil



*Lorca/Machado/Hernandez
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