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Citation de Kichigai


– La ferme, dit Croft doucement.

– A quoi bon le torturer, ce pauvre bâtard ? demanda Gallagher.

– Il se plaint pas », dit Croft.

A cet instant, le prisonnier, comme s’il les avait compris, se laissa soudainement tomber sur ses genoux et se mit à sangloter d’une voix de tête. Il avança ses bras d’un geste suppliant et, de temps à autre, il frappait le sol de ses mains, comme s’il désespérait de se faire entendre. Parmi le flot de ses paroles Gallagher crut distinguer quelque chose qui sonnait comme « kououd-saï, kououd-saï ».

La soudaineté avec laquelle le combat avait commencé et pris fin, rendit Gallagher légèrement hystérique. La pitié passagère qu’il avait ressentie pour ïe prisonnier s’était évanouie, remplacée -par une intense irritation. « Assez de cette merde de kououd-saï ! » hurla-t-il au Japonais.

Le soldat se tut pour un moment, puis recommença à plaider. Il y avait un désespoir dans sa voix, qui écorchait la cervelle de Gallagher. « T’as l’air d’un foutre de

Youpin avec toute cette gesticulation, cria-t-il.

– Ça suffit », dit Croft.

Le soldat s’approcha d’eux, et Gallagher regarda avec gêne ses yeux suppliants. Une puissante puanteur de poisson venait de ses vêtements. « Ce qu’ils peuvent puer », dit-il.

Croft ne quittait pas du regard le Japonais. Il était en proie à une vive émotion, car le cartilage se remit à palpiter sous son oreille. Il ne pensait à rien, en réalité ; il était pris par un intense sentiment de frustration. Il était toujours dans l’attente de la rafale que Red aurait dû tirer. Plus intensément que Red, il avait anticipé les sursauts spasmodiques du corps sous la percussion des balles, et d’avoir été deçu dans son attente lui procurait une vive contrariété.

Il regarda sa cigarette, et, obéissant à un mouvement impulsif, il la passa au soldat japonais. « Pourquoi que tu fais ça ? demanda Gallagher.

– Laisse-le fumer. »

Le prisonnier, tira plusieurs bouffées, à la. fois avidement et avec contrainte. Il lançait des regards soupçonneux sur Croft et Gallagher, et la sueur luisait sur ses joues.
« Hé ! toi, dit Croft, assieds-toi. »

Le Japonais le dévisagea d’un air incertain. « Assieds-toi », répéta Croft. Il fit des gestes avec ses mains, et le prisonnier s’accroupit contre un arbre.


« T’as quelque chose à manger ? demanda-t-il à Gallagher.

– J’ai une barre de chocolat, de ma ration.

– Fais voir », dit Croft. Il prit le chocolat que Gallagher lui passait et le donna au Japonais, qui le regardait d’un œil hébété. Croft mima le manger, et le prisonnier, ayant compris, déchira le papier et engloutit le chocolat. « Crédieu, tu parles s’il a faim, fit Croft.

– Pourquoi foutre que tu fais ça ? » demanda Gallagher. Son exaspération le mettait à la limite des larmes. La perte de son chocolat, qu’il avait mis de côté pour la bonne bouche, le peinait ; de plus, il oscillait entre l’irritation qu’il ressentait à l’endroit du prisonnier, et un sentiment involontaire de compassion. « C’est vrai qu’il est maigre, ce con de bâtard », dit-il avec l’accent de supériorité dont il se serait servi pour désigner un roquet qui frissonne sous la pluie ; mais, voyant la dernière trace de son chocolat disparaître dans la bouche du Japonais, il grommela avec colère : « Tu parles d’un sacré nom de Dieu de porc. »

Croft pensait à la nuit où les Japonais avaient essayé de traverser la rivière. Un frémissement s’éveillait au-dedans de son corps, et il reposa sur le prisonnier un long regard. Une puissante émotion l’attirait vers lui, qui lui faisait serrer les dents. Mais il eût été incapable de dire quelle était cette émotion. Il dégagea son bidon et but un coup. Il vit le prisonnier qui l’observait en train de boire, et d’un geste spontané il lui passa le bidon. « Vas-y, bois », dit-il. Il le regarda avaler de longues, avides gorgées.

« Je suis un fils de pute si je sais ce qui te prend », dit Gallagher.

Croft ne répondit pas. Il ne quittait pas des yeux le prisonnier, lequel avait fini de boire. Il y eut des larmes de joie sur le visage du Japonais, et tout à coup il sourit et désigna une des poches de son uniforme. Croft y prit un portefeuille, l’ouvrit. Il y avait là une photographie du soldat japonais en vêtements de civil, et à côté de lui se tenaient sa femme et deux petits enfants avec de rondes figures de poupée. Le Japonais se désigna lui-même, puis il fit deux gestes de ses mains au-dessus du sol pour indiquer la taille de ses enfants.

Gallagher regarda la photographie, et ressentit un serrement de cœur. Le temps d’une seconde il se rappela sa femme, se demandant à quoi ressemblerait son propre enfant. Il se rendit compte avec stupeur que sa femme pouvait être en couches dans ce moment précis. Pour une raison qu’il ne comprit pas, il dit brusquement au Japonais : « Je vas avoir un bébé dans une couple de jours. »

Le prisonnier sourit poliment, et Gallagher, se désignant lui-même d’un geste coléreux, écarta ses mains à la mesure d’un nouveau-né. « Moi, dit-il. Moi.

– Ahhhhhh, fit le prisonnier. Chiisaï !

– Oui, chiis-aille », dit Gallagher.

Le prisonnier secoua la tête avec lenteur, puis sourit de nouveau.

Croft s’approcha de lui, et lui donna une autre cigarette. Le Japonais s’inclina profondément, puis accepta l’allumette. « Arigato, arigato, domo arigato », dit-il.

Croft sentit une intense pulsation battre dans sa tête. Impassiblement, il vit des larmes jaillir dans les yeux du prisonnier, puis il reporta son regard sur la petite clairière, observant une mouche qui bougeait sur les lèvres de l’un des cadavres.

Le prisonnier prit une longue bouffée et s’appuya contre l’arbre. Ses yeux s’étaient fermés, et pour la première fois il y eut une expression rêveuse sur son visage. Croft sentit une tension dilater sa poitrine. Sa bouche devint sèche et amère et avide. Jusqu’alors son esprit était resté complètement vide, mais tout à coup il souleva son fusil et le pointa sur la tête du prisonnier. Gallagher fut sur le point de protester, quand le Japonais ouvrit les yeux.

Le coup de feu lui fit éclater le crâne avant qu’il eût le temps de changer d’expression. Il s’effondra en avant, puis roula sur son côté. Il souriait toujours, mais il avait un air niais maintenant.

Gallagher essaya de parler, mais il en fut incapable. Il ressentit une peur épouvantable, et une fois de plus il songea à sa femme. « Oh ! mon Dieu, sauvez Mary, mon Dieu sauvez Mary », se répétait-il sans penser à la signification de ses mots.

Croft ne quitta pas des yeux le Japonais pendant une longue minute. La pulsation s’atténuait dans sa tête, et la tension refluait de sa poitrine et de sa bouche. Il se rendit soudainement compte que, tout au fond de lui-même, il avait su qu’il allait tuer le prisonnier – qu’il l’avait su dès le moment où il avait renvoyé Red. Il se sentait totalement vide. Le sourire, sur la face de l’homme mort, l’amusait, et il fit entendre un rire trivial qui s’écoula comme un ruisselet de ses lèvres. « Cré nom de Dieu », dit-il. Il pensa de nouveau aux Japonais lors de leur tentative de traverser la rivière, et il poussa du pied le cadavre. « Cré nom de Dieu, dit-il, ce Japonais c’est sûr qu’il est mort heureux, » Le rire, au-dedans de lui, gagna en force.

Pp. 203-206
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