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Citation de Wyoming


Il y a quelques semaines, en Polynésie, je passe dans le port de Papeete, dans le vieux port de pêche. Là, dans le fond, à l'endroit où les bateaux sont condamnés à mourir, j'avise une mât. Je m'approche, il était caché par la coque d'un long-liner. Je reconnais Biotherm, l'ancien trimaran de Florence Artaud. Cette image était insolite, tout à fait insolite. Je pensais que le trimaran avait quitté le territoire, qu'il n'était plus au mouillage où je l'avais vu il y a un an. Et le voilà dans le fond du port de pêche, vraisemblablement condamné à être dépecé. Il faisait beau, le ciel était bleu, il flottait dans l'air un je-ne-sais-quoi de serein... Il n' y avait même pas la tristesse des bateaux qui vont mourir... Je regardais Biotherm, je me souviens qu'il fut assemblé dans l'arsenal de Brest, je me rappelais son montage... Tout m'est revenu de façon dense. Mais je n'étais pas triste. La disparition de Florence fut si brutale que je trouvais normal que tout ce qui lui était lié disparaisse aussi. Dans le fond, tout ce qui lui était lié n'a pas à lui survivre. Le personnage était tellement vivant, sensible, fort. Dans mes amitiés professionnelles, Florence a vraiment compté -- et pas seulement pour moi, mais aussi pour Didier Ragot, mon second... Dans ce monde, Florence était la seule fille à courir en compétition multicoque. Sa disparition ampute une partie de nos souvenirs à tous. Je repense à tous nos moments sympas, heureux et maritimes. Certes, le bateau va disparaître, mais c'est bien ainsi car tout cela fut vécu dans l'excellence avec, ensemble, de la grâce, de la beauté, de la joie de vivre, de l'intelligence, du panache et de la force. Les bateaux, lorsqu'ils ne sont plus animés par des capitaines de valeur, ne sont plus rien.
J'ai parfois cette impression lorsque je revois les Pen Duick (j'ai passé dix ans de ma vie avec Tabarly). Tous ces bateaux sans Eric ne signifient plus rien. Ce qui faisait l'attachement à ces bateaux, c'était l'attachement à leur capitaine, au marin exceptionnel que Tabarly était, aux choses exceptionnelles qu'on a pu faire car il en avait le désir et la force, l'intelligence, la connaissance maritime. Le bateau est lié à l'action et à l'homme ou la femme qui le manage. Tout le monde ne réagit pas comme moi -- je connais des marins qui ont navigué sur les Pen Duick et qui, lorsqu'ils les revoient, sont émus. Moi, au contraire, je me ferme. C'est comme dans les maisons, quand les parents ont disparu, le fauteuil du père reste vide; mais ce fauteuil n'avait de raison d'exister que lorsque le père s'asseyait dedans... Bref, ce rappel de la disparition de Florence est douloureux. Quand les gens existent, ils sont là même si on ne les voit pas, ils font partie des pièces qui constituent nos vies. Le jour où l'une de ces pièces disparaît, on ne voit plus que le trou, l'absence.
Je suis passé il y a peu à La Trinité chez jean Le Rouzic (le médecin chez qui Florence a habité mais nous avons tous habité chez lui à une époque), on ne s'était pas vus depuis la mort de Florence et tout à coup l'un de nous a prononcé son prénom et nous nous sommes tus. Nous n'avons plus parlé pendant sept ou huit minutes. Sept minutes de prières sans doute. Puis nous avons parlé d'autre chose et je suis parti. Là où aurait pu s'installer un dialogue fort s'est installé un silence encore plus fort. C'est la présence, au fond, qui s'est installée, la présence de Florence et pas son absence. La vraie présence. La maison de Jean Le Rouzic, c'était notre club. Les gens que j'ai aimés et qui sont partis appartiennent au monde de mes douleurs. Les gens que j'ai perdus me coûtent chaque jour... mes frères, mes soeurs, mes parents, la mère de mon fils. Je vis de leur absence. Et de façon dense. Comme on a ses amis, on a ses morts. Et ses vivants. Mes morts me manquent, j'y pense souvent, jamais je n'en parle. Florence et Eric, ce sont des pans entiers de ma vie, des moments de connaissances et de rires.
J'ai toujours eu le sens du moment précieux. J'ai compris très vite que tout était fragile et que la présence de l'autre qu'on aime était précieuse. Je me rappelle qu'à 23 ans, sur Pen Duick, je m'imaginais à l'extérieur du bateau pour le regarder naviguer et me dire que j'avais de la chance. J'ai toujours eu le recul qui permet de profiter et d'être heureux de tel ou tel moment magique.
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