AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de EtienneBernardLivres


Au mois d'août 1867, un projet fut déposé à la Préfecture de la Seine par M. le baron Haussmann.
Ce projet avait pour but de créer un boulevard de plus, d'ajouter une ligne stratégique nouvelle aux nombreuses voies du même genre, dont M. Haussmann a doté la capitale.
Sous le prétexte d'un assainissement indispensable, Paris s'est vu transformé, dans l'espace de quelques années, en un vaste champ de manœuvres, avec de larges artères, qui serviront sans doute un jour à des charges de cavalerie contre les flâneurs et les mécontents !

Un boulevard de plus ! il n'y avait pas là de quoi nous surprendre : le second Empire a créé autant de boulevards que le premier a gagné de batailles, -- et ce n’est pas peu dire ! Mais, où la chose devenait incroyable et révoltante à la fois, c’est que le susdit projet annonçait que M. Haussmann comptait faire passer ce nouveau boulevard à travers le cimetière de Montmartre, et que les morts même allaient être atteints par les pioches sacrilèges des démolisseurs assermentés !

Ne suffisait-elle pas à M. le Préfet de la Seine, cette parfaite indifférence, qui caractérise son administration, pour le droit qu'a chacun de nous de vivre et de mourir là où il est né ? et fallait-il s'étendre encore à l'asile sacré des morts ?

La liste serait bien longue pourtant des vieux hôtels détruits, des maisons historiques disparues, malgré les souvenirs glorieux qui s’y attachaient, maisons et hôtels remplacés par des bâtisses de mauvais goût, et d'un style uniforme dont l'idéal semble être la caserne ou le phalanstère.

N'était-ce pas assez de voir des milliers de familles, obligées de quitter leurs logis, pour aller chercher ailleurs un asile, que souvent elles ne trouvaient qu'au prix de grands sacrifices ? Lorsqu'on voyait ces déménagements forcés, on se demandait avec terreur, si le mot de propriété allait perdre le sens que nous lui connaissons, s'il n'allait plus signifier qu'une possession passagère, soumise au bon plaisir de l'administration ?

Cotte perspective n'avait rien de bien rassurant : mais M. Haussmann voulut aller plus loin !... Il s'attaqua à la demeure des morts ! !

A l'heure qu'il est, un Français qui perdra un être qui lui est cher, s'il ne veut pas être exposé à voir profaner sa tombe par une exhumation douloureuse et un déménagement odieux, ce Français-là devra aller chercher un asile tranquille sur la terre étrangère ! !

Là, il n'aura que l'embarras du choix, car toutes les nations, même celles que nous appelons barbares, ont conservé le respect de la mort. Le champ du repos y est inviolable !

Lorsque ce projet sacrilège vint à ma connaissance, mon cœur fut douloureusement ému, car j'ai dans le cimetière Montmartre une tombe, où repose mon fils (…)
Bien plus, M. le Préfet, oubliant, sans doute, que tous les Français sont égaux devant la loi, et que la propriété d'un chacun mérite les mêmes égards, se préoccupa si peu de ma protestation, qu'il passa outre, la jugeant, probablement, non-avenue, et ne daigna accorder son attention qu'aux réclamations des fils de l'amiral Baudin. Cela se comprend, du reste, l'amiral Baudin appartenait, par sa position, aux hommes de l'Empire ; ce qui crée en France des droits exceptionnels ! !

Aussi, lorsque l'honorable sénateur, M. Le Roy de Saint-Arnaud, fit observer à M. Haussmann, fort judicieusement, qu'il devrait au moins arriver au Sénat, muni des adhésions de ceux à qui appartiennent les sépultures contestées, et que ce n’est qu'alors qu'il pourrait dire : « Le projet n'offre pas de difficultés, j'ai traité avec les intéressés. »
M. le Préfet de la Seine répondit avec un aplomb que rien n'émeut :
« Rien n'est plus facile, je puis le faire encore... »

Eh bien, non Monsieur le préfet, vous ne le pouvez pas, et vous le savez très bien : vous savez qu'il vous faudrait employer la force pour accomplir ce sacrilège.
Vous nous offrez un terrain ailleurs, vous parlez de payer les frais de reconstruction et de cérémonies religieuses et vous avez l'air de dire : « de quoi se plaignent ces gens-là, ils n'auront rien à débourser ! » Un peu plus, et vous nous offririez une indemnité ! Est-ce là où vous voulez en venir ?

Mais avez-vous songé seulement aux immenses douleurs que vous allez raviver ? Avez-vous songé au désespoir d'une mère, qui verrait exhumer des entrailles de la terre, la caisse qui contient les restes d'un enfant bien-aimé, dont elle ne cesse de pleurer la mort ? Vous êtes-vous rendu compte du sentiment poignant et terrible qu'elle éprouvera, car ces restes mêmes lui sont précieux, et au moment où on les lui reprendra pour les ensevelir une seconde fois, elle ressentira la même immense douleur que lors du premier enterrement !

Non, vous n'avez pas songé à tout cela, et je le regrette pour vous, car on doit être accessible aux douleurs de ce genre, lors même que le sort vous les a épargnées.
En revanche, vous avez pensé à assurer le Sénat, que vous feriez les choses grandement !!
Quelle triste opinion avez-vous donc du cœur humain ?
C'est vous que je plains, Monsieur le Préfet, car il faut avoir perdu le sens moral pour concevoir le plan d'un boulevard aussi sacrilège ! (...)

- Notes : le projet a été réalisé en dépit des vives contestations dont celle d’Olympe Audouard - il s’agit de l’actuelle Rue Caulaincourt qui coupe encore aujourd’hui une partie du Cimetière Montmartre (au sud)
Commenter  J’apprécie          44





Ont apprécié cette citation (4)voir plus




{* *}