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Citation de Henri-l-oiseleur


Patrice Jean
Jean l’apostat
Le romancier Patrice Jean (lauréat du prix de L’Incorrect 2019) revient avec un grand roman d’apprentissage posant cette question brûlante : vivre en poésie est-il encore possible au XXIe siècle ? Oui, semble-t-il répondre, à condition de renier l’époque. Entretien avec un apostat.

Par Romaric Sangars
Publié le 12 mars 2021
© Benjamin de Diesbach pour L'Incorrect

C’est la poésie qui incarne l’idéal que poursuit votre héros, comme état de grâce et comme genre littéraire. Quel est votre rapport personnel à la poésie ?

À l’adolescence, quand on découvre la littérature, la poésie occupe souvent le haut-rang de nos préférences. Comme beaucoup, j’ai lu fiévreusement, à cet âge, Baudelaire ou Rimbaud, Laforgue ou Nerval, etc. Plus tard, au moment d’écrire, il faut trouver sa forme littéraire. J’ai écrit quelques poèmes, sans persévérer. Le roman, longtemps en concurrence avec les autres genres, s’est imposé. C’est pourquoi je n’ai jamais totalement souscrit aux critiques violentes de Gombrowicz, Kundera et Muray contre la poésie. Certes, le lyrisme est souvent creux, les rimailleurs légions et le snobisme irrécusable, mais si on dépasse ces dangers-là il n’y a aucune raison de mépriser la poésie. Le poème fixe un instant, une sensation, une tristesse ; le roman les disperse dans une totalité plus large.

Quel est votre jugement sur la poésie contemporaine ?

Je connais des poètes contemporains, mais je ne me risquerai pas à porter un jugement sur la poésie contemporaine. Qu’il existe des poètes comme Barbarant ou Cornière, par exemple, prouve que la poésie est vivante. À L’Incorrect, vous connaissez Gwen Garnier-Duguy (et son captivant Alphabétique d’aujourd’hui). La poésie s’insinue dans les romans, dans certains journaux intimes, des essais, des nouvelles, des chansons. Dès lors que le vers s’est libéré des contraintes de la prosodie, ne mesurant plus ses pieds ou se dissolvant dans la prose, il était couru d’avance que la poésie risquait la disparition. Pourtant elle tient encore, mais sans beaucoup de lecteurs.

Y a-t-il un lien entre la disparition de la poésie comme genre et la dépoétisation de l’environnement ?

Il est possible, en effet, que l’indifférence pour la beauté de la nature ou des villes (on les couvre d’immondices) rejoigne le désintérêt pour la poésie. Si l’on n’éduque pas à la beauté, on se retrouve avec des individus uniquement préoccupés de confort. C’est l’âme qui s’atrophie, donc la poésie. Je radote mais j’aimerais dire, une fois encore, que le triomphe de la science (admirable par certains côtés et lui-même, par d’autres côtés, poétique), ce triomphe, donc, se fait, en partie, contre la perception littéraire du monde. Il n’est pas étonnant que les transhumanistes ne veuillent augmenter l’homme que par son cerveau : la sensibilité (la poésie) est une affaire de vie, de longueur de temps.

Vous employez ce modèle archétypal du XIXe siècle : le roman d’initiation d’un jeune ambitieux, appliqué à l’époque actuelle. Celle-ci, par contraste, en sort plus grotesque que jamais…

L’élan m’aurait manqué pour peindre un simple ambitieux, cet élan est né de l’idée (folle) du personnage d’écrire de la poésie, tout en réussissant sa vie « matérielle ». Avec cette idée, j’avais une clé pour parler de notre époque. Par contraste, celle-ci apparaît pour ce qu’elle est : avide, prosaïque, sans gloire. La conférence de Réda où il dit qu’être poète, aujourd’hui, c’est n’être rien m’a frappé. La difficulté pour moi fut de suivre un jeune homme de notre temps, au sens où je craignais, parfois, qu’il ne ressemble pas à ceux qu’on rencontre aujourd’hui. Je tenais à parler de ce qui est apparu ces deux dernières décennies : les réseaux sociaux, les séries, le divertissement généralisé.

Le point commun des univers traversés par le personnage me semble être la prise en charge de tous les instants de nos vies par des structures étatiques, consuméristes, ludiques : même nos heures de liberté s’inscrivent dans un projet décidé en amont par l’industrie culturelle : les promeneurs sont des randonneurs qui s’équipent chez Décathlon, Netflix a pénétré tous les foyers, l’amour n’est pas au coin de la rue mais sur des sites de rencontres, etc. Carlo Michelstaedter avait déjà, au début du XXe siècle, peint cet homme nouveau, anti-tragique. On peut parler d’infantilisation, du déclin de la dignité. C’est pourquoi certaines réussites, aujourd’hui, sont des échecs, des échecs spirituels, une forme d’aplatissement. Si Cyrille Bertrand ne peut pas devenir poète, ce n’est pas parce qu’il est médiocre, c’est parce que l’époque ne veut pas de la poésie. À peine de la littérature.

Vous faites évoluer votre héros dans toutes les strates sociales françaises, ou presque, ce qui vous permet de construire une satire multiple. D’où vous vient cette expérience si globale des réalités sociales ?

Depuis l’adolescence, par des hasards biographiques, il m’a été donné de fréquenter des milieux fort différents. C’est une chance pour un romancier. On expérimente, sur soi-même et dans sa chair, les contradictions et les oppositions sociales. En outre, je suis curieux du métier et des formes de vie des personnes que je rencontre, je pose des questions, je m’informe. Enfin, tout romancier, par définition, scrute les autres vies par l’imagination. L’invention des personnages est une façon de « se mettre à la place de ». Donc, pour me résumer : cette expérience des réalités sociales me vient de l’observation, de l’imagination, des rencontres. Si je risquais une idée générale, je dirais que me frappe surtout la ressemblance des êtres humains quel que soit leur milieu, on retrouve toujours des rapports de force, des insinuations, de la gentillesse, de la méchanceté, des jalousies, des blagueurs et des sérieux, etc.

Comme dans Tour d’ivoire, la littérature et son statut deviennent un enjeu essentiel du livre. Traversons-nous une époque où ce statut est davantage bouleversé que jamais ?

Je ne peux, d’évidence, retracer l’histoire de la réception des livres, du statut de l’auteur, mais il suffit de songer à la place de la littérature dans l’éducation des élites de la troisième République pour observer la perte de son prestige. L’instance de légitimation d’un écrivain n’est plus seulement (et presque plus du tout) une poignée d’amateurs éclairés, mais le chiffre de vente de ses romans : la masse (téléguidée par l’industrie culturelle) donne le ton. Le divertissement littéraire se substitue à la littérature (le divertissement détourne des grandes questions, la littérature les explore).

On peut imaginer un jour où la littérature aura tout simplement disparu, n’occupant qu’une portion dérisoire des librairies ; et le crime sera presque parfait. C’est une révolution anthropologique au sens où la littérature qui, pendant des siècles, avait été la voix des « âmes sensibles » et avait éduqué les esprits, la littérature, donc, ne jouera plus ce rôle, comme si le mystère de l’existence s’était dissous dans des réponses scientifiques et récréatives.

Le pouvoir culturel n’est-il pas devenu aujourd’hui, paradoxalement, le premier ennemi de la littérature ?

Pour rester un pouvoir, ce pouvoir noie le poisson littéraire dans l’océan des produits culturels. Engloutie sous les produits-livres, la littérature est en concurrence, de surcroît, avec des produits plus modernes, plus fun, que sont les séries, les jeux vidéo, les loisirs au sens large du terme. Combien de lecteurs vont chercher, dans la littérature, le sens de leur présence sur terre ? On me dira : ce n’est pas nouveau, sous l’Ancien régime, les lecteurs étaient moins nombreux qu’aujourd’hui. Je répondrai : en 2021, toute la population sait lire, les livres ne coûtent plus rien, on les trouve dans les nombreuses librairies qui quadrillent le territoire. On aurait dû assister à une explosion de l’intérêt pour la littérature, ce qui est loin d’être le cas. Les derniers best-sellers se recrutent, pour beaucoup, dans les témoignages : le réel. Édouard Louis a prétendu, dernièrement, que la fiction était morte : le triomphe d’un réel (militant) sur l’imaginaire universel. L’homme va rétrécir, non ?

Votre roman évoque aussi le déclin du pays littéraire par excellence : le nôtre, devenu une espèce de province élégante et servile des États-Unis. Vous rappelez à ce sujet le sabotage par Valéry Giscard d’Estaing de l’avance technologique française et européenne des années 70. Cette trahison était d’ailleurs le thème principal de Comédies françaises, roman d’Éric Reinhardt publié en septembre dernier. Pourquoi ce scandale resurgit-il aujourd’hui dans nos lettres ?

C’est le hasard des rencontres qui m’a conduit à parler du Plan Calcul : un ami (récent) m’a révélé cette histoire. Il s’agit d’un témoin direct. Il pensait qu’on pouvait écrire un roman sur cette trahison. J’ai répondu que je glisserai, si j’en avais l’opportunité narrative, une allusion à la félonie présidentielle. J’ignorais qu’Éric Reinhardt avait écrit un roman sur le même sujet. Si ce scandale éclate (timidement) aujourd’hui, je pense que l’âge des témoins en est la cause : ils ont atteint la saison où l’on doit livrer ses secrets si l’on ne veut pas qu’ils le demeurent pour toujours (secrets). De surcroît, il fallait qu’internet prenne toute l’importance qu’il a aujourd’hui pour qu’on mesure l’immense bêtise que fut l’abandon du Plan Calcul.

Alors qu’il se présentait comme le président de la modernité, Valéry Giscard d’Estaing aura-t-il été finalement le fossoyeur de notre modernité ?

Il est fort possible, en effet, que Valéry Giscard d’Estaing, en ces matières, ait eu, consciemment ou non, un rôle funeste. Toutefois, il avait joué cartes sur table : sa volonté de se présenter comme moderne parce qu’il parlait anglais (ce qui nous rappelle le Président actuel) était déjà une forme d’abdication assumée.

A suivre.
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