Et ces jours-là, elle ne pouvait s’empêcher de lui sourire en retour, de se montrer coquette, de lui ouvrir ses pensées, d’établir un véritable entretien intime, tout en scrutant alentour pour s’assurer de n’être pas surprise en train d’aguicher une huile sur toile de 50 sur 70, référencée Bx E 486, au milieu de la galerie du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.
La femme qui apparut était habillée d’un chemisier blanc à manche courte sur une jupe plissée bleu-marine-crétin, ceinture et sandales du même acabit. Les cheveux châtains, sagement tirés en arrière sous un passe large, donnaient à sa silhouette fine un aspect banal… mais que venait sublimer la tension d’un visage à la beauté fragile qui transperça Charles de haut en bas.
Il se sentit envahir par la fulgurance d’un désir qu’il eut du mal à réprimer.
Caresser cette femme, la mettre, la soumettre…
Laisser ces hommes en liberté contrariait doublement l’inspecteur. D’abord cela n’arrangerait pas les chiffres, ils ne seraient pas à la hauteur. Mais surtout, il savait qu’un Juif fugitif, même étranger, pouvait aller grossir les rangs de la racaille terroriste. Toute cette vermine faisait sauter ou abattait sans scrupule aussi bien l’occupant allemand que le bon Français, qualifié pour la circonstance de « collabo » sur des affiches mensongères de pure propagande judéo-bolchévique.
Pour les juifs, il ne tirait aucun plaisir particulier à s’attaquer à ces familles. Ils ne se cachaient même pas. Selon la propagande officielle, ils appartenaient à une race dégénérée et œuvraient dans l’ombre à propager la gangrène du grand complot juif international. Plus surement, ces gens avaient eu la mauvaise idée d’être nés du mauvais côté de la barricade et d’avoir attiré l’attention des hommes de pouvoir.
C’était aux forces de l’ordre nationales de trier, même chez les juifs, le bon grain français de l’ivraie étrangère. Il fallait leur montrer qu’il n’y avait pas que l’efficacité allemande. Même dans ces circonstances difficiles — surtout parce que les circonstances étaient difficiles — la Police française se devait de donner la preuve de son efficience en appliquant les ordres avec honneur, fermeté et résolution.
Écouter et comprendre. Exécuter au mieux, anticiper si l’on pouvait.
Aussi, Charles apparaissait-il comme un policier zélé montrant « toute la compréhension nécessaires dans ces exigeantes circonstances ». Répondant présent à ces supérieurs, sans trop s’exposer, il avait réussi à se rapprocher de certains hommes d’influence.
Un maelstrom d’émotions emporta le policier. L’inanité de sa vie familiale, la déprime de sa femme depuis la naissance de la petite. Le besoin sexuel assouvi à la va-vite avec toutes ces putes trop heureuses de s’en tirer à si bon compte. Le désir irrépressible, frustration de l’inaccessible, de prendre cette juive.
C’est ce qu’on lui avait enseigné depuis sa plus petite enfance. Père, frère, curés, instituteurs… tous la même leçon.
Écouter et obéir.
Exécuter au mieux, anticiper si l’on pouvait.
Ces préceptes, appris au claquement de ceinturon, formaient aujourd’hui la ligne directrice de sa conduite.
Réagir, vite ! Reprendre le chemin de ses sens, se concentrer sur le présent, sur ses caresses, sur sa main chaude qui glisse le long de son corps humide, en cette après-midi étouffante d’un mois de mai bordelais ; l’amour au « grand jour » dans leur appart sous les toits…
Ma vengeance est perdue s'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue.
Jean Racine .