Il faut agir — mais entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais, apparaît toujours une disproportion déconcertante. « Tantôt, je ne fais pas tout ce que je veux, tantôt, je fais presque à mon insu ce que je ne veux pas. Et ces actions... dès qu’elles sont accomplies, elles pèsent sur toute ma vie... Je me trouve comme leur prisonnier ». Impossibilité de m’abstenir ou de me réserver ; impossibilité de me satisfaire ou de me suffire : telle est la double contrainte, la double dépendance que révèle un premier regard sur ma condition. Comment m’expliquer et me justifier à moi-même cette dépendance ? Comment faire ratifier par ma liberté et ma raison ce qui m’est ainsi imposé ? Si ma destinée n’est que de remplir malgré moi un rôle qui me répugne et que je ne comprends même pas, il y a à la fois tyrannie odieuse et limitation intolérable.
Réalisme démocratique : on peut se demander, toutefois, si le moment n'est pas venu d'associer aussi, solidement, ces deux mots. les temps sont durs, et s'il demeure évident que l'homme ne vit pas seulement de pain, le monde matériel nous fait cruellement sentir poids de ses exigences et de ses fatalités.
Lorsque, grâce aux perceptions de nos sens, aux mécanismes de l’instinct, aux enseignements de l’expérience, interprétés par une réflexion élémentaire, nous nous sommes fait vaille que vaille notre petite place dans l’univers ; — lorsque les diverses sciences nous ont donné une première connaissance de la nature, de ses lois, des moyens dont nous disposons pour la mettre à notre service ; — lorsque même les réactions de notre sensibilité et les pressentiments de notre conscience nous ont fait entrevoir, derrière les choses, le monde supérieur du vrai, du beau et du bien ; — deux questions restent posées que nous n’avons pas encore trouvé la possibilité de résoudre :
— Tout cela se rejoint-il et où ? Comment cet ensemble de données peut-il recevoir une forme d’organisation et d’unité ?
— Que faisons-nous au sein de cet univers des objets, nous sujets pensant, sentant, agissant ? Quelle destinée nous y attend ? Comment devons-nous et pouvons-nous correspondre à cette destinée ?
On ne pense, on n’agit en homme, qu’en ne subissant pas purement et simplement le donné, qu’en concevant que les choses pourraient ou devraient même être autrement qu’elles ne sont ; ... qu’en sous-entendant ou en substituant perpétuellement une réalité autre que le réel. C’est bien le fait humain par excellence, universel, inévitable.
Sans doute le plus parfait écrivain de son temps. Et aussi, certainement, un des plus intelligents. A cet égards encore il a ses limites. Mais, pour qui veut en demeurer ou en revenir au sens propre du mot - -intrus legere : lire en dedans - nul plus intelligent que Gide.
Ne pas chercher seulement à atteindre ou à prouver l’être ut verum, mais le vouloir et l’épouser ut bonum ; pour mieux remplir sa pensée de vérité, travailler à remplir son être de réalité et de vie ; engrener l’action effective, avec ses responsabilités personnelles et ses imprévisibles enseignements, dans une philosophie pratiquante et militante ; joindre enfin toujours l’effort ascétique à l’effort spéculatif : tel est le « message », à bien des égards philosophiquement inédit, dont M. Blondel s’est toujours montré si reconnaissant à son maître Ollé-Laprune, et qu’il a pour sa part cherché à faire valoir.
Il n'est pas riche. Il ne l'a jamais été, il ne sera jamais. Il a choisi l'indépendance et la poésie : ni l'un et l'autre ne fait recette sur le marché. Son œuvre est grande, et d'ores et déjà assurée de l'avenir, il le sait.
Il est par contre trop ambitieux de prétendre à une intuition qui, sous une forme ou une autre, nous mettrait face à face avec la réalité essentielle des choses.
M. Blondel trouve cette prétention dans trois doctrines principales : l’ontologisme, le biranisme, le bergsonisme. Dans les trois cas il lui est sévère.
Nous n’avons pas la vision immédiate de l’Être nécessaire et infini, ainsi que le suppose l’ontologisme. Quand l’idée de Dieu surgit dans la conscience, c’est d’abord sous la forme d’un pressentiment, d’une anticipation qu’il faut justifier rationnellement et vivifier spirituellement.
La pensée est dans l’être, et elle y est à double titre :
Réalité cosmique, elle est présente déjà à ce que nous appelons la matière et la vie, où elle assure, nous l’avons vu, une double fonction d’organisation et de propulsion ; dont elle charrie en soi les énergies ; où, grâce à elle, tout est pénétré déjà d’intelligence et de signification.
Réalité transcendante, elle trouve son fondement et sa règle dans un absolu sans lequel elle ne parviendrait pas à la conscience d’elle-même, ni ne pourrait porter des affirmations de caractère universel ou éternel.
D'autre part, il n'est pas moins incontestable que la raison et la liberté sont deux caractères distinctifs de la personne et par suite deux éléments
intégrants de la moralité. S'élever, pour l'homme, c'est avant tout se spiritualiser, faire dominer en soi la loi de l'esprit sur la loi de la chair : et comment définir l'esprit sinon d'abord par la raison et la liberté ? Un acte n'a de réalité spirituelle et par suite de signification morale que s'il a été agréé par l'intelligence et choisi par la volonté parce qu'agréé par l'intelligence.