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Citation de lilianelafond


Par le mot de décadence, on désigne volontiers l’état d’une société qui produit un trop petit nombre d’individus propres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilée à un organisme.

Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. L’individu est la cellule sociale. Pour que l’organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes moindres fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée, et, pour que ces organismes moindres fonctionnent eux-mêmes avec énergie, il est nécessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée. Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s’est exagérée sous l’influence du bien-être acquis et de l’hérédité. Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littérature actuelle qui corroborent cette hypothèse et justifient cette analogie.

Pour juger d’une décadence, le critique peut se mettre à deux points de vue, distincts jusqu’à en être contradictoires. Devant une société qui se décompose, l’empire romain, par exemple, il peut, du premier de ces points de vue, considérer l’effort total et en constater l’insuffisance. Une société ne subsiste qu’à la condition de rester capable de lutter vigoureusement pour l’existence dans la concurrence des races. Il faut qu’elle produise beaucoup d’enfants robustes et qu’elle mette sur pied beaucoup de braves soldats. Qui analyserait ces deux formules y trouverait enveloppées toutes les vertus, privées et civiques. La Société romaine produisait peu d’enfants. Elle en arrivait à ne plus mettre sur pied de soldats nationaux. Les citoyens se souciaient peu des ennuis de la paternité. Ils haïssaient la rudesse de la vie des camps. Rattachant les effets aux causes, le critique qui examine cette société de ce point de vue général conclut que l’entente savante du plaisir, le scepticisme délicat, l’énervement des sensations, l’inconstance du dilettantisme, ont été les plaies sociales de l’empire romain, et seront en tout autre cas des plaies sociales destinées à ruiner le corps tout entier. Ainsi raisonnent les politiciens et les moralistes qui se préoccupent de la quantité de force que peut rendre le mécanisme social. Autre sera le point de vue du psychologue pur, qui considérera ce mécanisme dans son détail et non plus dans le jeu de son action d’ensemble. Il pourra trouver que précisément cette indépendance individuelle présente à sa curiosité des exemplaires plus intéressants et des « cas » d’une singularité plus saisissante. Voici à peu près comment il raisonnera : « Si les citoyens d’une décadence sont inférieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils pas très supérieurs comme artistes de l’intérieur de leur âme ? S’ils sont malhabiles à l’action privée ou publique, n’est-ce point qu’ils sont trop habiles à la pensée solitaire ? S’ils sont de mauvais reproducteurs de générations futures, n’est-ce point que l’abondance des sensations fines et l’exquisité des sentiments rares en ont fait des virtuoses, stérilisés mais raffinés, des voluptés et des douleurs ? S’ils sont incapables des dévouements de la foi profonde, n’est-ce point que leur intelligence trop cultivée les a débarrassés des préjugés, et qu’ayant fait le tour des idées, ils sont parvenus à cette équité suprême qui légitime toutes les doctrines en excluant tous les fanatismes ? Certes, un chef germain du IIe siècle était plus capable d’envahir l’empire qu’un patricien de Rome n’était capable de le défendre ; mais le Romain érudit et fin, curieux et désabusé, tel que nous connaissons l’empereur Hadrien, par exemple, le César amateur de Tibur, représentait un plus riche trésor d’acquisition humaine. Le grand argument contre les décadences, c’est qu’elles n’ont pas de lendemain et que toujours une barbarie les écrase. Mais n’est-ce pas le lot fatal de l’exquis et du rare d’avoir tort devant la brutalité ? On est en droit d’avouer un tort de cette sorte et de préférer la défaite d’Athènes en décadence au triomphe du Macédonien violent. »
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