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Citation de Partemps


— Tiens ! dit-il. Eh ! Bonjour !

— C’est moi-même… Vous peignez, vous pêchez ? Vous peignez et pêchez ?

— Rien du tout… J’ai là de quoi peindre. Et de quoi pêcher. Mais le poisson ni le paysage n’ont pas grand chose à craindre. Ils me sont des prétextes… Je simule, mon cher ! En vacances, tout le monde simule. Les uns font les sauvages ; les autres, font les explorateurs. Les uns font semblant de se reposer ; les autres font semblant de se dépenser…

— Les docteurs font semblant de nous avoir tous guéris.

— Et il y a du vrai…

— Et vous, vous faites semblant de peindre et de pêcher.

— Moi ? Je simule consciemment. En vérité, je m’essaye à ne rien faire. Mais c’est dur. Comment faire pour ne rien faire ? Je ne sais rien au monde de plus difficile. C’est un travail d’Hercule, un tracas de tous les instants… Tenez, quand vient la saison où la coutume, la décence, le décorum, le mimétisme, et parfois la température, exigent que l’on s’absente…

— On est prié de ne pas tomber malade à ce moment là.

— Évidemment !… Eh bien, je fais naturellement — comme les confrères. Je ferme. J’expédie mes clients aux eaux, à la plage, à la montagne, au diable ; et je viens cuire ici… Mais encore faut-il que je trompe mon mal…

— Votre mal ? Quel mal ?

— Le mal que j’ai.

— Vous avez mal quelque part ?

— Je ne sais pas si c’est quelque part. Je le crois, mais je n’en sais rien.

— Vous ne pouvez le localiser ?

— Mais, mon ami, c’est là le hic !… Voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, si je veux décrire exactement ce que j’ai, je suis obligé de dire : j’ai mal à… mon temps !…

— Pas possible !…

— Oui Monsieur ! Je développe : j’ai le mal de l’activité ! Je ne puis, je ne sais ne rien faire… Demeurer deux minutes sans idées, sans paroles, sans actes utiles… Alors, je transporte en un coin désert ces accessoires, symboles évidents de la vacance de l’esprit. Ils ordonnent l’immobilité, ils prescrivent les stations de longue et nulle durée.

— En somme, vous essayez de réaliser ce que les préraphaélites appelaient : Une entière adhérence à la simplicité de la nature ?

— Je regarde de temps à autre mon panier vide et ma toile toute nue, et je m’exhorte le cerveau à se faire semblable à eux… Et vous ?

— Moi ?… Laissons Moi… Mais ce mal de l’activité m’intéresse. En faites-vous sérieusement un mal ?

— Ma foi, dit le Docteur, j’en souffre.

— Vous en souffrez ?

— C’est-à-dire que je devrais en souffrir…

— Mais je vais vous parler comme Bérénice à Titus : Vous êtes médecin, docteur, et vous souffrez…

— Le médecin, mon cher, souffre plus que quiconque.

— Similia similibus… Vous me répondez par un vers détestable.

— Nous souffrons mieux que vous, et c’est là souffrir plus. Il y a d’étroits rapports entre souffrir et savoir… Et puis nous connaissons trop bien nos limites.

— Mais enfin, vous avez tout un arsenal, toute une chimie mal famée…

— Merci, dit le Docteur, c’est le pacte avec le diable.

(Le Docteur me regarda. Je regardai la mer.)

— Enfin, lui dis-je, en quoi consiste au juste votre mal ?

— Je vous l’ai dit : Il faut constamment que j’agisse. Il faut que je m’occupe, que je fonctionne… Je ne puis rester sans objet précis. Notez que ce n’est point le travail qui me manque. J’en suis comblé. Le soir, je suis fourbu… Eh bien, je ne puis pas céder… Il faut encore que je rumine quelque chose, et il y a tant de choses aujourd’hui… Chaque jour, développe, subdivise, ou ruine ce que nous croyions de savoir… Je me demande parfois si cet accroissement prodigieux de faits et d’hypothèses n’est pas tout simplement… une production réciproque d’une irritation croissante des esprits ? Vous comprenez ?

— C’est encore une hypothèse ?

— Bien entendu.

— Vous voulez dire que plus on trouve, plus on cherche ; et plus on cherche, plus on trouve.

— C’est cela. Il me semble parfois qu’entre la recherche et la découverte il s’est produit une relation comparable à celle qui s’institue entre la drogue et l’intoxiqué.

— Très curieux. Et alors toute la transformation moderne du monde…

— En résulte ; et en est, d’ailleurs, un autre aspect… Vitesses, Abus sensoriels. — Lumières excessives. Besoin de l’incohérence. Mobilité. Goût du plus en plus grand. Automatisme du plus en plus “ avancé ”, qui se marque en politique, en art, — et… dans les mœurs.

— Et vous sentez en vous cette intoxication ?

— Je sens trop qu’il n’est rien qui ne tende à proliférer et à se différencier dans mon esprit. Que je le veuille ou non, à chaque instant, une idée, une remarque, une analogie, me devient une présence exigeante, — une sorte d’épine mentale…

— Votre cervelle, docteur, est un bouillon de culture pour points d’interrogation ?…

— Et savez-vous comment j’ai pu me définir ce mal bizarre ?

— Non.

— Je l’isole par cette observation très simple : que la fatigue m’excite. Plus je suis fatigué, plus je veux en faire. Ceci est caractéristique. Ici commence l’anormal. C’est clair.

— Mais je connais fort bien ce symptôme. Un ami que j’avais l’avait sans doute observé sur moi. Parfois, comme nous causions, — et que je passais au monologue, il me prenait le bras, et me regardait ; et il me disait : Mon bon, tu parles trop bien, ce soir. Tu dois être à bout de forces… Et il ne se trompait jamais.

— Il avait un sacré coup d’œil…

— Oui… Et je me sentais aussitôt très fatigué. Je n’en n’avais pas conscience jusque là.

— Il n’est pas sûr du tout qu’un homme qui devrait se sentir très fatigué, se sente toujours très fatigué.

— Et alors, vous ? Vous ne pouvez rien pour vous ? Allez voir un confrère, un neurologiste, un… psychiatre !

— Vous plaisantez !…

— Mon Dieu, pour désarmer l’ennemi intime, émousser cette épine mentale… Après tout, c’est une espèce d’obsession…

— Mais pas du tout, pas du tout !… Je ne suis pas un obsédé… Je ne fais point de l’idée fixe !…

— « Idée fixe » !… Mais je n’ai point parlé d’idées fixes… J’ai horreur de ce terme. Vous ne trouvez pas que ce nom d’idée fixe est mal fait ?

— On pourrait dire : Monoïdé[i]sme. Ce serait un malheur public.

— Bah !… Un de plus, un de moins… En tout cas, la chose existe.

— Non.

— Comment, non ?

— Non. Il n’y a point d’idées fixes. C’est autre chose qui existe, et qui mérite un autre nom. Je vous jure que ce nom d'idée fixe est mal fait.

— Le nom importe peu. La chose existe. Et vous la connaissez aussi bien que moi… Il y a une constance et une intensité pathologiques des idées. Voilà le fait. Rien de plus positif, n’est-ce pas… Et le nom me semble excellent.

— Tout à fait impropre. Et je vous dis pourquoi.

— Allez ! Mais vous y êtes en plein, mon cher ami, dans “l’idée fixe” !…

— Je vous dis que je vous dis pourquoi.

— Et pourquoi ?

— C’est qu’une idée ne peut pas être fixe. Voilà tout. C’est tout.

— C’est peu. Que faites-vous alors de tous ces déments, quasi-déments, persécutés, inventeurs, fanatiques, que nous observons, classons et… isolons tous les jours ?… Et encore ce sont là les cas énormes, dangereux, définitifs… Mais les rues (et même les roches) sont pleines d’idées fixes…

— Frustes et ambulatoires !…

— Ne vous moquez pas de moi. D’ailleurs, — vous avez raison : il n’y a rien de plus ambulatoire qu’une idée fixe… Je voudrais bien savoir ce que vous faisiez dans les rochers, à sauter, à monter, à descendre ?…

— Je défaisais de l’idée fixe, peut-être ?

— Vous m’en avez tout l’air.

— Enfin, voulez-vous de mon objection, ou non ?

— Allez… Exhibez votre théorie.

— Mais je ne fais pas de théorie ! Je n’invente rien. Je constate ce que tout le monde peut constater. C’est qu’une idée ne peut pas être fixe. Peut-être fixe (si quelque chose peut l’être) ce qui n’est pas idée. Une idée est un changement, — ou plutôt, un mode de changement, — et même le mode le plus discontinu du changement… Tenez. Point de théorie. Essayez un peu de fixer une idée… Je vais chronométrer. Mais c’est inutile ! Une idée est un moyen, ou un signal de… transformation, — qui agit plus ou moins sur l’ensemble de l’être. Mais rien ne dure dans l’esprit. Je vous défie d’y arrêter quoi que ce soit. Tout y est transitif… Mais presque tout y est renouvelable.
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