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Citation de Partemps


Phèdre
Nous sommes bien toujours sur le rivage de la mer ?

Socrate
Nécessairement. Cette frontière de Neptune et de la Terre, toujours disputée par les divinités rivales, est le lieu du commerce le plus funèbre, le plus incessant. Ce que rejette la mer, ce que la terre ne sait pas retenir, les épaves énigmatiques ; les membres affreux des navires disloqués, aussi noirs que le charbon, et tels que si les eaux salées les avaient brûlés ; les charognes horriblement becquetées, et toutes lissées par les flots ; les herbages élastiques arrachés par les tempêtes aux pâtis transparents des troupeaux de Protée ; les monstres dégonflés, aux couleurs froides et mourantes ; toutes les choses enfin que la fortune livre aux fureurs littorales, et au litige sans issue de l’onde avec le rivage, sont là portées et déportées ; élevées, rabaissées ; prises, perdues, reprises selon l’heure et le jour ; tristes témoins de l’indifférence des destinées, ignobles trésors, et les jouets d’un échange perpétuel comme il est stationnaire…

Phèdre
Et c’est là que tu as trouvé ?

Socrate
Là même. J’ai trouvé une de ces choses rejetées par la mer ; une chose blanche, et de la plus pure blancheur ; polie, et dure, et douce, et légère. Elle brillait au soleil, sur le sable léché, qui est sombre, et semé d’étincelles. Je la pris ; je soufflai sur elle ; je la frottai sur mon manteau, et sa forme singulière arrêta toutes mes autres pensées. Qui t’a faite ? pensai-je. Tu ne ressembles à rien, et pourtant tu n’es pas informe. Es-tu le jeu de la nature, ô privée de nom, et arrivée à moi, de par les dieux, au milieu des immondices que la mer a répudiées cette nuit ?

Phèdre
De quelle grandeur était cet objet ?

Socrate
Gros à peu près comme mon poing.
Phèdre
Et de quelle matière ?

Socrate
De la même matière que sa forme : matière à doutes. C’était peut-être un ossement de poisson bizarrement usé par le frottement du sable fin sous les eaux ? Ou de l’ivoire taillé pour je ne sais quel usage, par un artisan d’au delà les mers ? Qui sait ?… Divinité, peut-être, périe avec le même vaisseau qu’elle était faite pour préserver de sa perte ? Mais qui donc était l’auteur de ceci ? Fut-ce le mortel obéissant à une idée, qui, de ses propres mains poursuivant un but étranger à la matière qu’il attaque, gratte, retranche, ou rejoint ; s’arrête et juge ; et se sépare enfin de son ouvrage, — quelque chose lui disant que l’ouvrage est achevé ?… Ou bien, n’était-ce pas l’œuvre d’un corps vivant, qui, sans le savoir, travaille de sa propre substance, et se forme aveuglément ses organes et ses armures, sa coque, ses os, ses défenses ; faisant participer sa nourriture, puisée autour de lui, à la construction mystérieuse qui lui assure quelque durée ?

Mais, peut-être, ce n’était que le fruit d’un temps infini… Moyennant l’éternel travail des ondes marines, le fragment d’une roche, à force d’être roulé et heurté de toutes parts, si la roche est d’une matière inégalement dure, et ne risque à la longue de s’arrondir, peut bien prendre quelque apparence remarquable. Il n’est pas entièrement impossible, un morceau de marbre ou de pierre tout informe étant confié à l’agitation permanente des eaux, qu’il en soit retiré quelque jour, par un hasard d’une autre espèce, et qu’il affecte maintenant la ressemblance d’Apollon. Je veux dire que le pêcheur qui a quelque idée de cette face divine, le reconnaîtra sur ce marbre tiré des eaux ; mais quant à la chose elle-même, le visage sacré lui est une forme passagère d’entre la famille des formes que l’action des mers lui doit imposer. Les siècles ne coûtant rien, qui en dispose, change ce qu’il veut en ce qu’il veut.
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