Peter Gould

Les cartes empiètent de façon invisible sur la vie quotidienne. Tout comme l'horloge, symbole graphique de l'autorité politique centrale, a introduit la "discipline du temps" dans les rythmes des ouvriers de l'industrie, les lignes des cartes, dictant la nouvelle topographie rurale, ont introduit une "discipline de l'espace". Dans les sociétés paysannes d'Europe, les anciens communaux étaient désormais divisés et allotis, à l'aide des cartes, et dans les étendues sauvages des anciennes terres indiennes d'Amérique du Nord, les délimitations tracées sur la carte étaient un moyen de s'approprier des terres aux dépens de ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les méthodes de relevé géométriques et qui ne pouvaient les contester. Les cartes entraient dans le droit, acquéraient l'auréole de la science, et contribuaient à engendrer une éthique et une vertu liées à une définition toujours plus précise. Les tracés opérés sur les cartes excluaient autant qu'ils clôturaient. Ils déterminaient des hiérarchies territoriales selon la loterie de la naissance, les hasards des découvertes ou, de plus en plus, le mécanisme du marché mondial.

A la différence de la littérature, de l'art ou de la musique, l'histoire sociale des cartes ne paraît pas comporter de modes d'expression populaires, alternatifs ou subversifs. Les cartes sont essentiellement un langage de pouvoir et non de contestation. Bien que les cartes nous aient fait entrer dans l'ère des communications de masse, les moyens de production cartographiques, commerciaux ou publics, restent largement contrôlés par les groupes dominants. La technologie informatique a même renforcé cette concentration du pouvoir des médias. La cartographie demeure un discours téléologique, réifiant le pouvoir, renforçant le statut quo, gelant les interactions sociales à l'intérieur de limites bien tracées.
Les processus cartographiques, mis en oeuvre par le pouvoir, consistent en actes délibérés, en pratiques de surveillance et en adaptations cognitives conforment aux valeurs et aux croyances dominantes.
En tant que type de connaissance impersonnel, les cartes tendent à "désocialiser" le territoire qu'elles représentent. [Elles] atténue[nt] la prise de conscience que des êtres humains vivent dans le paysage.

Dans l'Amérique du Nord coloniale, par exemple, il était facile pour les Européens de tracer des lignes traversant les territoires des nations indiennes sans ressentir la réalité de leur identité politique. La carte leur permettait de dire : "celui-ci est à moi : en voici les frontières". De même, dans d'innombrables guerres depuis le XVIe siècle, il a été facile pour les généraux de livrer des batailles avec des épingles de couleur et des compas au lieu de ressentir la boucherie du champ de bataille. Ou encore, dans notre propre société, il est aisé pour les bureaucrates, les promoteurs immobiliers et les planificateurs d'agir sur des sites incomparables sans mesurer les destructions sociales du "progrès".

Nous éloignons donc la lecture des cartes des canons de la critique cartographique traditionnelle et de son chapelet d'opposition binaires entre cartes "vraies et fausses", "exactes et inexactes", "objectives et subjectives", "littérales et symboliques", fondées sur "l'intégrité scientifique" ou marquées par une "déformation idéologique". Les cartes ne sont jamais des objets exemptes de jugement de valeur. Sauf au sens euclidien le plus étroit, elles ne sont par elles-mêmes ni vraies ni fausses.

Telle qu'elle est représentée sur les cartes, de plus en plus détaillée et précise au plan planimétrique, la topographie est devenue une métaphore pour la philosophie utilitariste et son appétit de pouvoir. La cartographie inscrit ce modèle culturel sur le papier et nous pouvons le percevoir sur des cartes dont l'échelle et le type sont très différents. La précision de l'instrument et de la technique ne sert qu'à renforcer l'image, avec le mythe, d'une perspective sélective du monde.

Le vieux poème anglais nous dit que :
"La loi enferme l'homme ou la femme
Qui vole l'oie dans les communaux
Mais laisse libre le plus grand félon
Qui vole les communaux à l'oie"
Je suggère que l'individu qui "vole" l'information d"une carte protégée par un copyright soit assimilé au voleur d'oie, mais que le dilemme moral le plus grand tient à ce que ma carte lorsqu'elle est autre chose qu'une représentation socialement responsable du monde, vole tout le monde.

Une fois l'omniprésence du symbolisme admise, la rupture traditionnelle dans l'élaboration des cartes, entre un phase "décorative" et une phase "scientifique" acceptée par de nombreux historiens de la cartographie, devient un mythe. Loin d'être incompatible avec un pouvoir symbolique, la plus grande précision de la mesure l'intensifie. La précision devient un nouveau talisman de l'autorité.

La carte esquive les irrégularités de l'expérience vécue. Le contexte est évacué et le lieu n'a plus d'importance. D'un autre côté, les cartes révèlent l'ambivalence de tous les stéréotypes. Leurs silences sont aussi inscrits sur la page : où trouver la diversité de la nature, l'histoire du paysage, l'espace-temps de l'expérience humaine dans ces cartes anonymes ?