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Citation de Charybde2


La journée suivante commence par la distribution. Arrivé au bureau avec deux sacs de dragées, je passe à tous les étages en offrir aux collègues.
Les vœux et les remerciements sont cordiaux, mais un peu brefs, genre « respectons la coutume vite fait, on a d’autres chats à fouetter ». Les chats, en l’occurrence, sont les spéculations intensives auxquelles nous nous livrons, serrant les fesses en vue des restrictions qui nous privent du quatorzième mois de salaire et du treizième en partie.
Je bénis le ciel d’avoir pu assurer les études et la thèse de Katérina avec les quatorze. Pour la suite, je fais confiance aux talents d’Adriani, qui sait toujours se débrouiller avec ce qui tombe dans son porte-monnaie. C’est elle qui a insisté pour que je me colle sur le dos les traites de la Seat en pleine crise économique.
L’ambiance au bureau rappelle un peu celle de 2014, sous la dictature, lorsque les Turcs ont envahi Chypre. Les rumeurs se déchaînent et chacun dit n’importe quoi. Quelqu’un affirme qu’on va nous sucrer tout le treizième mois, un autre qu’on nous prendra seulement la moitié de la prime de Noël, un troisième qu’on perdra seulement cinq pour cent des primes de Noël, de Pâques et du congé annuel…
Et moi qui devrais distribuer des condoléances au lieu de dragées, moi qui viens de payer une réception de mariage avec musique live, quand on s’apprête à ratiboiser nos salaires.
– Tout ça, c’est un coup des Allemands soutient Kalliopoulos de la Brigade antiterroriste. C’est eux qui tirent les ficelles dans l’Union européenne et ils font pression pour qu’elle nous mette la corde au cou.
– Arrêtez vos conneries, lance derrière moi la voix de Stathakos, son chef.
Debout devant la porte, il jette un regard furieux sur ses subordonnés.
– Ils ont bon dos, les Allemands. C’est nous qui avons merdé, pour exiger ensuite que les Allemands paient les pots cassés !
Il prend la dragée que je lui tends, marmonne un vague « beaucoup de bonheur », corvée de remerciement contre corvée de dragées. Puis il se réfugie dans son bureau.
– Bon sang ne peut mentir, me chuchote Sgouros, son lieutenant.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Parce qu’il est germanophile de naissance. Son grand-père était secrétaire de Tsolakoglou, Premier ministre sous l’Occupation.
– Je ne comprends pas pourquoi les Allemands ne profitent pas nos conquêtes au lieu de les démolir, s’interroge Kalliopoulos. Ça leur ferait mal s’ils exigeaient un treizième mois eux aussi, au lieu de nous enlever notre quatorzième ?
Je perds la suite de l’analyse comparative entre les facultés intellectuelles réduites des Allemands et notre débrouillardise, car mon portable sonne et j’entends la voix de Dermitzakis.
– Monsieur le commissaire, Guikas veut vous voir d’urgence.
Je monte au cinquième avec mes deux sacs plastiques à moitié pleins, comme si je rentrais du marché.
– Entrez, me dit sa secrétaire, il vous attend impatiemment.
– Tu peux me rendre service, Koula, en distribuant le reste ?
– Bien sûr. Laissez-les moi, je m’en occupe.
Guikas fait les cent pas dans son bureau et ce n’est pas bon signe.
– On est dans le pétrin, me dit-il en s’arrêtant net. Heureusement que le mariage a eu lieu, je t’aurais dit de le reporter, je crois.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– On a tué Zissimopoulos.
Lisant dans mon regard, apparemment, il poursuit :
– Son nom ne te dit rien ?
– Non.
– Nikitas Zissimopoulos était le gouverneur de la Banque centrale. C’est lui qui l’a introduite en Bourse et l’a ouverte à l’Europe. À son époque, la banque a fait des profits fabuleux. Il s’est retiré il y a cinq ans, mais les fondations qu’il a posées ont résisté à la dernière crise.
– On l’a tué où ?
– Dans le jardin se sa villa, à Koropi.
– Qui l’a trouvé ?
– Le jardinier. Sa femme est morte il y a deux ans. Ses deux fils vivent à Londres. Le jardinier vient arroser tous les jours tôt le matin. Il a fait prévenir la police de Koropi. Heureusement, le commissaire est malin, il m’a appelé directement. Le secret est gardé, pas de journaliste sur le dos.
– On lui a tiré dessus ?
Bref silence.
– Non. On l’a décapité.
– Quoi ?
– Tu as bien entendu. Voilà pourquoi je te dis, heureusement que les médias ne savent rien.
Et le pistolet, la carabine, le couteau, ou du moins le poison, me dis-je, c’est pour les chiens ? La décapitation est devenue rare dans le monde entier, et a disparu chez nous depuis le temps d’Ali Pacha.
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