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Citation de Le_Raconteur


Dans le petit monde de la littérature, l’adjectif et plus encore l’adverbe ont mauvaise presse. Les éradiquer le plus possible est considéré comme un politiquement correct du style. Ils sont ressentis au mieux comme des producteurs de clichés, au pire comme des matériaux de stuc et de toc, voués à un laborieux remplissage. Parmi les écrivains que j’aime, deux sont des contempteurs farouches de l’adjectif et de l’adverbe : Paul Léautaud et Jules Renard. À les fréquenter, à les aimer, je sais que je prends auprès d’eux des leçons de sveltesse et d’économie. Mais les hommes sont toujours un tissu de contradictions. Bien au dessus de Renard et de Léautaud, je place Marcel Proust, qui a bien rarement boudé l’adjectif. Mais quoi ? Qui me dira qu’il ne fallait pas écrire que l’odeur du couvre-lit de la tante Léonie était « poisseuse » et « fruitée » ? Poisseuse et fruitée. Au-delà de l’odeur, on sent même la texture agaçante et douceâtre du couvre-lit, et comme une volupté vénéneuse du retirement et de la mélancolie.

Proust, qui pensait essentiellement par paradoxe, en réalise un quant au style : c’est précisément parce qu’il a d’ordinaire vocation au stéréotype que l’adjectif peut devenir génial et singulier chez le grand écrivain.

J’ai repensé à cela en réalisant récemment la formidable biographie que Pierre Assouline a consacrée à Georges Simenon. Bien qu’adoubé avec une belle constance par André Gide, ce dernier est souvent jugé avec un peu de mépris comme un écrivain populaire. mais ce n’est vraiment pas si simple dans son cas. Assouline évoque le roman « Le Testament Donadieu », dans lequel le père de Maigret raconte la déchéance sociale d’un banquier ruiné, contraint d’acheter des billets de troisième classe pour voyager. Il pénètre dans un compartiment rempli de soldats. le train démarre. Et Pierre Assouline cite cette phrase incroyable qui clôt à la fois un chapitre et une partie du livre : « Quelqu’un, près de lui, épluchait déjà une orange. »

Epluchait « déjà » une orange. il y a tout dans cet adverbe. La vacuité d’un morne trajet, et d’avantage encore la vacuité mentale des occupants désoeuvrés du compartiment, l’horripilation de l’ancien banquier, condamné à partager les miasmes d’une humanité qu’il méprise. Dans ce « déjà », on éprouve physiquement l’épaisseur de l’ennui, l’écoeurement de l’atmosphère, et aussi la médiocrité du « héros », incapable de vivre cela autrement. C’est aussi magique que les premières phrases des Maigret qui, mises bout à bout, constitueraient une anthologie délicieuse du plaisir d’être dans Paris.

Juste un adverbe. Juste un grand écrivain. Déjà.
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