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Citation de Partemps


Sépare-toi, mets-toi à l’écart, fais comme si tu ne jouais pas, comme si tu ne t’entendais même pas. L’erreur consiste à croire qu’on fait ce qu’on fait quand on le fait. N’essaie surtout pas d’atteindre le silence ou le vide. Ca, c’est la pose. Au contraire, joue comme si tu étais en pleine rue, au coeur du vacarme... Avec des ronflements, des marteaux piqueurs partout, des radios hurlantes, des ambulances en folie. Gould a eu cette révélation à l’âge de douze ans, quand la femme de ménage a brusquement branché un aspirateur contre l’instrument sur lequel il était en train de jouer... « Les endroits qui sonnaient le mieux étaient précisément ceux où je ne pouvais plus m’entendre... »

— Qu’est-ce que nous aimons ? dit Dora.
— Les fugues, dit Clara.
« La fugue suscite une curiosité primordiale, qui consiste à essayer de découvrir dans les rapports d’affirmation et de réponse, de défi et de riposte, d’appel et d’écho, le secret de ces lieux immobiles et déserts qui détiennent les clés de la destinée de l’homme, mais qui sont antérieurs à toute mémoire de son imagination créatrice. »
Etrange définition... « Des lieux immobiles et déserts »...
Clara, justement, se souvient maintenant que Gould parlait comme on compose une fugue, ce qui est confirmé par plusieurs témoignages à la fois fascinés et épuisés :
« Il allait jusqu’à faire en une seule phrase quatorze niveaux de parenthèses, clauses annexes , à-côtés et à-côtés d’à côtés, mais il menait en ordre sujets et contre-sujets, et refermait chacune des parenthèses comme il fallait, finissant la phrase où il l’avait commencée... Peut-être ne peut-on demeurer seul que lorsqu’on s’accepte divisé, multiple, peuplé, mais avec, comme dans la plus complexe des fugues, des éléments d’unité : tonalité, instrumentation, tempo. »

Abramowicz, qui admirait Gould mais en était follement jaloux, ne pouvait pas s’empêcher, dans les conversations, de plaisanter sur son côté « sale gosse », « garçonnet survolté », « petit coq bavard », « jouvenceau lyrique ». Il le haussait, puis le rabaissait, dans un mélange de paternalisme pincé et de maternalisme prude. C’était plus fort que lui, on aurait dit qu’un disque parlait à sa place, il ne pouvait pas supporter Gould, et rien ne l’énervait davantage que les fredonnements de sa voix derrière le piano dans certains enregistrements, preuve que Gould (par mégalomanie) se pensait seul avec la musique. « En plus, il chante faux », disait Abramowicz (mais on n’a pas le temps de savoir si Gould chante juste ou faux, d’ailleurs il ne chante pas, il est en lévitation vocale). Il y a des corps comme ça : ils déclenchent des passions amoureuses-haineuses, on sent qu’il y a en eux un principe supérieur d’autonomie, un accrochage hors monde, une éternelle jeunesse sous des allures effondrées, un miracle de moelle épinière, une autre capacité de sommeil. François [8] provoquait ce genre de réaction : aimantation, souci, négation. Pas seulement en musique, donc, dans la vie courante (qui est d’ailleurs aussi de la musique). Une façon de se tenir, de laisser aller, de parler, de boire, de marcher. Le truc christique, finalement. Qui peut avoir lieu n’importe où, n’importe quand, à l’égard de n’importe qui. Homme ou femme. Pur ou impur. Génial ou pas.

Gould, grand lecteur de Bible (on a retrouvé son exemplaire usé jusqu’à la corde sur sa table de nuit), était d’abord un aventurier du Temps :

« Jouer avec le sens du temps, l’échelle des temps, dans leurs rapports avec les voix individuelles, entendre une seule voix tout en percevant, à partir de ce qu’elle dit, des messages séparés et simultanés. »

Il est le même, ou il est plusieurs ? Il faut choisir, la famille n’aime pas les fugues. L’esprit de mort tient à son signe égal. Ce jeune homme prolongé, ce garçonnet, ce jouvenceau, ce papillon à tête de vieux clochard, doit être ramené au berceau-caveau universel. Nous trouverons les photos qu’il faut. Vous avez été bébé, ou bébée, pas d’histoires. Votre mère est archivée. Votre grand-mère aussi. Vous avez beau faire le malin en chantonnant dans les fugues, vous déchanterez un jour ou l’autre. Clac : piano-cercueil. Retour à la case départ.

Le premier buvait trop, le deuxième se droguait, le troisième avait une vie sexuelle déréglée, le quatrième avait des prétentions révolutionnaires, le cinquième se prenait pour un musicien au-dessus des autres. Nous, les Léjean, nous avons combattu ces corps. La centrale Leymarché-Financier les a observait sans relâche. Monsieur Commeux et madame Commelles, du Bureau de Surveillance Intégré, ont suivi leurs évolutions sur ordinateurs. Eh bien, croyez-moi, génie ou pas, leur vie n’a pas été facile. S’agissant du nommé Glenn Gould, il suffit de consulter ses notes d’auto-observation physique :
« Pris dans une sorte de pince géante. Palpitations. Chaleur dans les bras. Douleur de poitrine de type indigestion. Pouls au réveil. Episodes de rêve. Tension baissant avec sensation de gel. Tremblement vers le haut » etc., etc.
Quant à la liste des médicaments qu’il prenait dans la dernière année de son existence, elle parle d’elle-même :
« Aldomet, Nembutal, Tétracycline, Chloromycétil, Serpasyl, Placido, Largostil, Stelazine, Resteclin, Librax, Clonidine, Indéral, Inocid, Aristocort, Neocortef, Zyloprim, Butazolidine, Bactna, Septra, Phénylbutazone, Méthyldopa, Allopurinol, Hydrochlorothiazide, et des lots, des lots de Valium. »

Il fait très beau, c’est la nuit, la fenêtre est ouverte. Clara met une fois de plus les Partitas pour écouter encore, de plus près, certains passages. Elle est drôle, dans ces moments-là, penchée en avant, les yeux fermés, les bras et les mains immobiles, toute la digitalité rentrée dans la tête. Seuls les pieds remuent un peu... Les orteils... Les oreilles dans les chevilles, les talons, la plante... Je la vois et je ne la vois plus du tout... Elle s’est transportée dans le jour de l’enregistrement, son heure, ses minutes, ses secondes... 010001... 010002... 3,4,5,6,7... Vingt mille lieues sous les notes... Villes entassées, tours, aéroports... Toronto ou Paris, peu importe... Trouvez-moi seulement un piano... Ce Steinway ?... Non, un autre...
L’amour est vague, l’intimité est précise.
Le bleu a besoin du noir.

Dora a les clés de la petite porte de fer donnant sur le parc... On attend la nuit, on entre... L’herbe est en velours noir, on change de bancs pour s’embrasser, les statues vivent leur obscurité blanche, les fleurs se reposent. On est faits pour l’aveuglette, les tâtonnements, les chuchotements, les petites danses rapides, les esquisses de rondes. Au radar, cinéma englouti, plus d’images... Tout dans la bouche, les odeurs, les doigts, et, soudain, le choc frontal des regards... Après tout, une plaidoirie de Dora est aussi un appel à l’invisible, au motif caché et tissé... On est spécialistes du non-enregistrable, du non-calculable, des intervalles jamais écrits... La ville plonge, le jardin respire. On est comme à la campagne, autrefois, presque nus dans un désert qui s’appelle Paris... Viens, il va y avoir un orage. Tentons la foudre un instant à côté du musée chinois, près d’ici ... »
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