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Citation de Partemps


Le génie chinois

Voici un livre daté de Hongkong, juin 1968, et cette date, déjà, vous intrigue. Il est publié à Bruxelles en 1970, et il reparaît ces jours-ci, c’est-à-dire qu’il paraît enfin. Son titre est plus qu’étrange : « les Propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère ». Le traducteur et le commentateur de ce classique chinois ? Pierre Ryckmans. Son nom est connu des spécialistes, mais qui est-ce ? Mais oui, il s’agit du célèbre Simon Leys, dont on a beaucoup parlé autrefois, pour son démontage critique de la Révolution culturelle chinoise. Alors, Ryckmans ou Leys ? Les deux, mais surtout Ryckmans. Le problème n’est d’ailleurs pas là, mais dans l’extraordinaire travail que représente ce livre passionnant à lire. C’est un chef-d’oeuvre, il vous le faut absolument dans votre bibliothèque, c’est votre fraîcheur pour tous les étés, vous en sortirez transformé [6].

Adieu, adieu, festivals, cinéma, télé, polars, romans fabriqués, biennales sinistres, verbosités creuses, agitation politique, clichés, calculs, marchandisation du visible, falsification des sens, expositions déprimantes, laideur à tous les étages. Vous voulez de la beauté et de la vérité. Vous entrez donc dans le mystère éclairant chinois qui ne se laisse ni dissoudre ni abattre. Sous la Chine, désormais en expansion folle, la Chine millénaire active. Le moine-peintre dont il est ici question est un des plus grands penseurs et artistes de tous les temps. Le barbare, en vous, fait la moue ? On pourrait être penseur et artiste en même temps ? Hé oui, il y a de quoi désespérer les philosophes occidentaux dans les siècles des siècles.

Shitao (1641-1720) est donc ce génie, contemporain (on croit rêver) de Louis XIV. Son nom veut dire « vague de pierre », mais il s’est donné à lui-même plusieurs surnoms, dont celui de « Moine Citrouille-Amère », et à la fin de sa vie celui de « Disciple de la Grande Pureté ». Il est d’ascendance impériale, il a failli être pris et exécuté dans son enfance, il a été caché dans des monastères taoïstes ou bouddhistes, et il est donc, indissolublement, calligraphie, peintre, poète et penseur. Voici son style : « La peinture émane de l’intellect, qu’il s’agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu’il s’agisse de l’essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu’il s’agisse des mesures et proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n’en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les aspects variés, si, en fin de compte, on ne possède pas cette mesure immense de l’Unique Trait de Pinceau. »

Vous êtes tellement infecté d’images et aveuglé par elles que vous pensez, tout naturellement, que la peinture en est une, et que, vaille que vaille, elle imite ou reflète la réalité (quand ce n’est pas, désormais, les embarras psychiques du peintre). Or Shitao vous dit, et montre, tout le contraire : avant l’existence de toutes choses, il y a un unique trait de pinceau, à partir duquel tout existe vraiment en se révélant. Ce n’est pas une idée mais une force qui a sa source dans le coeur. Voici mon encre, voici mon pinceau, et mon poignet, libre et vide, ma main déliée, mon esprit détaché, qui, comme dans le néant, sans forcer, opèrent d’instinct, sans savoir comment, vont me conduire à la « suprême simplicité ». La nature a quelque chose d’unique à me dire : ses métamorphoses, son élan, son souffle, son allégresse à travers montagnes et fleuves. Vous pensez à Cézanne, vous avez raison, et aussi à Picasso disant : « Il ne s’agit pas d’imiter la nature, mais de travailler comme elle. » Arrêtez donc de prendre des photos ou de croire filmer l’infilmable. Arrêtez de bavarder et de jouer des rôles, respirez, écoutez. Peu à peu, vous voici devenu sans règles : « Il a été dit que l’homme parfait est sans règles. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de règles, mais que sa règle est celle de l’absence de règles, ce qui constitue la règle suprême. » La qualité essentielle est donc la « réceptivité », car il suffit d’éliminer la « poussière » et la vulgarité pour que ce qui doit être dit (en poésie), ou montré (en peinture), le soit immédiatement, comme par miracle. « Je laisse les choses suivre les ténèbres des choses, et la poussière se commettre avec la poussière, ainsi mon coeur est sans trouble, et quand le coeur est sans trouble, la peinture peut naître. » Le plus étonnant est l’effet « moral » d’une telle expérience, ce qu’un autre Chinois appelle superbement « un large et éclatant souffle de rectitude ».

Vous voulez être intelligent et clair ? C’est très simple : « La stupidité une fois éliminée, naît l’intelligence ; la vulgarité une fois balayée, la limpidité devient parfaite. » Mais attention : « Pour éliminer la vulgarité, il n’y a qu’un moyen : s’adonner intensivement à l’étude et à la lecture, et ainsi, des livres, s’élèvera un courant spirituel ascendant. » J’observe, je lis, je médite, je calligraphie, je chante, je peins : si ma peinture est correcte, elle sera un accomplissement de la Nature, car on peut être capable, merveilleux et même divin, le plus haut degré sera toujours d’être naturel. Je connais à fond la technique (par exemple celle de la « pointe cachée »), je pénètre les rochers, les falaises, et me coule aisément dans la mer, mais le but est d’apparaître sans commencement ni fin, d’un bloc, et, finalement, « sans traces ». J’évite la raideur, mais aussi la préciosité, de ceux qui ont le pinceau sans avoir l’encre, ou l’encre sans avoir le pinceau (cela fait beaucoup de monde, comme le prouve, chaque année, le déluge de la rentrée littéraire). Ecoutez ça : ma peinture sera là où elle doit être si elle semble provenir d’une « émanation naturelle et nécessaire du papier ». La grande peinture, aussi allusive soit-elle (voyez les splendides oeuvres de Shitao), est un don du ciel. Parfois, elle n’a l’air de rien : c’est l’air lui-même. Il suffira que je reste dans une sobriété disponible (mais ça peut aussi marcher avec du vin), dans un détachement supérieur, une élégante nonchalance, un naturel fantasque et souverain, une distance lointaine, un silence immobile, une noble oisiveté. Bref, je suis dépourvu d’intentions, et les mutations m’accompagnent. J’en arrive toujours à deux conclusions : « L’océan de l’encre embrasse et porte, la montagne du pinceau s’érige et domine. » Ecoulement et embrassement : une fois ces deux dimensions réunies, on est proche de la perfection (comme dans la vie, en somme). Attention encore : « L’origine est céleste, l’accomplissement est humain. » Celui qui considèrerait seulement le cours des âges, en oubliant que le mérite n’en revient pas aux hommes mais au Ciel, se tromperait lourdement (comme on le vérifie sans cesse). Le don céleste, tout est là : « Par l’Un, maîtriser la multiplicité ; à partir de la multiplicité, maîtriser l’Un. » En définitive, et tant pis pour le marché de l’Art, on pourrait dire que l’oeuvre véritable, celle « qui se fonde sur sa propre substance », ne comporte plus ni montagne, ni eau, ni pinceau, ni encre, ni anciens, ni modernes, ni saints. Elle est une réalité intérieure au monde. « A l’image de la machine régulière du cosmos, l’homme de bien oeuvre par lui-même sans relâche. » De temps en temps, ce dernier peut avoir un « caprice inspiré ». Ou même faire sentir l’irrésistible manifestation du talent : « la pointe qui dépasse ». Avis, quand même, au roseau pensant : « Celui qui ne pourrait oeuvrer qu’à partir de la montagne et non à partir de l’eau serait comme englouti au milieu de l’océan sans connaître le rivage, ou encore serait comme la rive qui ignore l’existence de l’océan. Aussi l’homme intelligent connaît-il la rive en même temps qu’il se laisse entraîner au fil de l’eau ; il écoute les sources et se complaît au bord de l’eau. »

Voilà ce qui se passait réellement en Chine, vers la France, en mai 1968. Bruit et fureur ? Sans doute, mais aussi hauteur, largeur, profondeur, grandeur. A nous de devenir davantage chinois pour comprendre.
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