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EAN : 9782070769766
1104 pages
Gallimard (04/04/2001)
3.59/5   17 notes
Résumé :
Inévitable, inénarrable Sollers. Ce tome II fait suite au premier volet, La Guerre du goût. À tel point que, renversant le titre à défaut de l'idole de la NRF, on est tenté d'y pointer un récurrent "goût de la guerre". En polémiste accompli, Sollers y pourfend il est vrai les convenances de tous ordres. Célèbre la solitude de l'artiste comme il enfonce à son acmé le clou du nombrilisme. Les t... >Voir plus
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Le génie chinois

Voici un livre daté de Hongkong, juin 1968, et cette date, déjà, vous intrigue. Il est publié à Bruxelles en 1970, et il reparaît ces jours-ci, c’est-à-dire qu’il paraît enfin. Son titre est plus qu’étrange : « les Propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère ». Le traducteur et le commentateur de ce classique chinois ? Pierre Ryckmans. Son nom est connu des spécialistes, mais qui est-ce ? Mais oui, il s’agit du célèbre Simon Leys, dont on a beaucoup parlé autrefois, pour son démontage critique de la Révolution culturelle chinoise. Alors, Ryckmans ou Leys ? Les deux, mais surtout Ryckmans. Le problème n’est d’ailleurs pas là, mais dans l’extraordinaire travail que représente ce livre passionnant à lire. C’est un chef-d’oeuvre, il vous le faut absolument dans votre bibliothèque, c’est votre fraîcheur pour tous les étés, vous en sortirez transformé [6].

Adieu, adieu, festivals, cinéma, télé, polars, romans fabriqués, biennales sinistres, verbosités creuses, agitation politique, clichés, calculs, marchandisation du visible, falsification des sens, expositions déprimantes, laideur à tous les étages. Vous voulez de la beauté et de la vérité. Vous entrez donc dans le mystère éclairant chinois qui ne se laisse ni dissoudre ni abattre. Sous la Chine, désormais en expansion folle, la Chine millénaire active. Le moine-peintre dont il est ici question est un des plus grands penseurs et artistes de tous les temps. Le barbare, en vous, fait la moue ? On pourrait être penseur et artiste en même temps ? Hé oui, il y a de quoi désespérer les philosophes occidentaux dans les siècles des siècles.

Shitao (1641-1720) est donc ce génie, contemporain (on croit rêver) de Louis XIV. Son nom veut dire « vague de pierre », mais il s’est donné à lui-même plusieurs surnoms, dont celui de « Moine Citrouille-Amère », et à la fin de sa vie celui de « Disciple de la Grande Pureté ». Il est d’ascendance impériale, il a failli être pris et exécuté dans son enfance, il a été caché dans des monastères taoïstes ou bouddhistes, et il est donc, indissolublement, calligraphie, peintre, poète et penseur. Voici son style : « La peinture émane de l’intellect, qu’il s’agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu’il s’agisse de l’essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu’il s’agisse des mesures et proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n’en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les aspects variés, si, en fin de compte, on ne possède pas cette mesure immense de l’Unique Trait de Pinceau. »

Vous êtes tellement infecté d’images et aveuglé par elles que vous pensez, tout naturellement, que la peinture en est une, et que, vaille que vaille, elle imite ou reflète la réalité (quand ce n’est pas, désormais, les embarras psychiques du peintre). Or Shitao vous dit, et montre, tout le contraire : avant l’existence de toutes choses, il y a un unique trait de pinceau, à partir duquel tout existe vraiment en se révélant. Ce n’est pas une idée mais une force qui a sa source dans le coeur. Voici mon encre, voici mon pinceau, et mon poignet, libre et vide, ma main déliée, mon esprit détaché, qui, comme dans le néant, sans forcer, opèrent d’instinct, sans savoir comment, vont me conduire à la « suprême simplicité ». La nature a quelque chose d’unique à me dire : ses métamorphoses, son élan, son souffle, son allégresse à travers montagnes et fleuves. Vous pensez à Cézanne, vous avez raison, et aussi à Picasso disant : « Il ne s’agit pas d’imiter la nature, mais de travailler comme elle. » Arrêtez donc de prendre des photos ou de croire filmer l’infilmable. Arrêtez de bavarder et de jouer des rôles, respirez, écoutez. Peu à peu, vous voici devenu sans règles : « Il a été dit que l’homme parfait est sans règles. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de règles, mais que sa règle est celle de l’absence de règles, ce qui constitue la règle suprême. » La qualité essentielle est donc la « réceptivité », car il suffit d’éliminer la « poussière » et la vulgarité pour que ce qui doit être dit (en poésie), ou montré (en peinture), le soit immédiatement, comme par miracle. « Je laisse les choses suivre les ténèbres des choses, et la poussière se commettre avec la poussière, ainsi mon coeur est sans trouble, et quand le coeur est sans trouble, la peinture peut naître. » Le plus étonnant est l’effet « moral » d’une telle expérience, ce qu’un autre Chinois appelle superbement « un large et éclatant souffle de rectitude ».

Vous voulez être intelligent et clair ? C’est très simple : « La stupidité une fois éliminée, naît l’intelligence ; la vulgarité une fois balayée, la limpidité devient parfaite. » Mais attention : « Pour éliminer la vulgarité, il n’y a qu’un moyen : s’adonner intensivement à l’étude et à la lecture, et ainsi, des livres, s’élèvera un courant spirituel ascendant. » J’observe, je lis, je médite, je calligraphie, je chante, je peins : si ma peinture est correcte, elle sera un accomplissement de la Nature, car on peut être capable, merveilleux et même divin, le plus haut degré sera toujours d’être naturel. Je connais à fond la technique (par exemple celle de la « pointe cachée »), je pénètre les rochers, les falaises, et me coule aisément dans la mer, mais le but est d’apparaître sans commencement ni fin, d’un bloc, et, finalement, « sans traces ». J’évite la raideur, mais aussi la préciosité, de ceux qui ont le pinceau sans avoir l’encre, ou l’encre sans avoir le pinceau (cela fait beaucoup de monde, comme le prouve, chaque année, le déluge de la rentrée littéraire). Ecoutez ça : ma peinture sera là où elle doit être si elle semble provenir d’une « émanation naturelle et nécessaire du papier ». La grande peinture, aussi allusive soit-elle (voyez les splendides oeuvres de Shitao), est un don du ciel. Parfois, elle n’a l’air de rien : c’est l’air lui-même. Il suffira que je reste dans une sobriété disponible (mais ça peut aussi marcher avec du vin), dans un détachement supérieur, une élégante nonchalance, un naturel fantasque et souverain, une distance lointaine, un silence immobile, une noble oisiveté. Bref, je suis dépourvu d’intentions, et les mutations m’accompagnent. J’en arrive toujours à deux conclusions : « L’océan de l’encre embrasse et porte, la montagne du pinceau s’érige et domine. » Ecoulement et embrassement : une fois ces deux dimensions réunies, on est proche de la perfection (comme dans la vie, en somme). Attention encore : « L’origine est céleste, l’accomplissement est humain. » Celui qui considèrerait seulement le cours des âges, en oubliant que le mérite n’en revient pas aux hommes mais au Ciel, se tromperait lourdement (comme on le vérifie sans cesse). Le don céleste, tout est là : « Par l’Un, maîtriser la multiplicité ; à partir de la multiplicité, maîtriser l’Un. » En définitive, et tant pis pour le marché de l’Art, on pourrait dire que l’oeuvre véritable, celle « qui se fonde sur sa propre substance », ne comporte plus ni montagne, ni eau, ni pinceau, ni encre, ni anciens, ni modernes, ni saints. Elle est une réalité intérieure au monde. « A l’image de la machine régulière du cosmos, l’homme de bien oeuvre par lui-même sans relâche. » De temps en temps, ce dernier peut avoir un « caprice inspiré ». Ou même faire sentir l’irrésistible manifestation du talent : « la pointe qui dépasse ». Avis, quand même, au roseau pensant : « Celui qui ne pourrait oeuvrer qu’à partir de la montagne et non à partir de l’eau serait comme englouti au milieu de l’océan sans connaître le rivage, ou encore serait comme la rive qui ignore l’existence de l’océan. Aussi l’homme intelligent connaît-il la rive en même temps qu’il se laisse entraîner au fil de l’eau ; il écoute les sources et se complaît au bord de l’eau. »

Voilà ce qui se passait réellement en Chine, vers la France, en mai 1968. Bruit et fureur ? Sans doute, mais aussi hauteur, largeur, profondeur, grandeur. A nous de devenir davantage chinois pour comprendre.
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Parfois, il est à Honfleur, Mallarmé, avec sa femme et sa fille, il envoie des crabes à Méry. Il appelle sa femme « Madame Mallarmé ». Il écrit de Valvins :

Paris, vois-tu, c’est toi et la musique.
Ou encore : « Demain, j’ai un visiteur, un jeune poète » (il s’agit de Paul Valéry). Le voilà encore à Oxford, pour une conférence fameuse. Il se traite avec une distance ironique, stricte. S’il a failli mourir en tombant sous un train, il dit simplement :

Ce qui m’embête, est que j’ai crié Oh ! la ! la ! mais non par peur, je m’en rends compte, pour donner une dernière fois de la voix.
Le dandysme de Mallarmé est sans affectation, terrible, héroïque. Tous ces billets, ces quatrains, ces enveloppes rédigées en vers pour le facteur (« Villa des Arts, près l’avenue / De Clichy, peint Monsieur Renoir / Qui devant une épaule nue / Broie autre chose que du noir »), sont des signaux de maîtrise enjouée, victorieuse de l’illusion sociale ; une manière de surplomber le « chahut de la vaste incompréhension humaine ». Huysmans, dans une méchante note de carnet, prétend que Méry Laurent trouvait Mallarmé sale, et qu’elle ne lui a jamais accordé ses faveurs. Voilà qui est peu en rapport avec ce que l’auteur du Coup de dés écrit à son « petit Paon » : « Moi qui ne hais que la saleté et le bruit. » Mallarmé, l’anarchiste, touchait Méry d’une façon inimaginable pour ces messieurs du XIXe siècle (ce sont d’ailleurs les mêmes aujourd’hui). Il est bien question d’une « frigidité qui se fond en un rire de fleurir ivre ». Ou bien : « Si tu veux nous nous aimerons/Avec la bouche sans le dire. » Méry captait-elle ces messages ? Oui, c’est bien une langue secrète en plein jour.

VOIR AUSSI
Balzac honoré
Mallarmé est un écrivain engagé. Zola, dans l’affaire Dreyfus, a accompli un « acte admirable ». Mais il y a plus essentiel : l’affaire du Balzac de Rodin.

Le Rodin, vu spacieusement et à loisir, me manque beaucoup... Une oeuvre grandiose et éternelle, tu sais, en son abrupte sévérité.
Et, le 14 mai 1898, une des dernières lettres à Méry :

La goujaterie des Gens-de-Lettres envers Rodin est parfaite ; je n’en décolère pas ou ressens une honte, encore que je sois si peu un d’entre eux. Ah ! les seigneurs à tant la ligne devant l’évidence du génie qui ne leur doit jamais être qu’une mystification.
Mallarmé montre rarement son indignation par rapport à l’atroce médiocrité de ses contemporains. Ici, c’est le cas. C’était, il est vrai, l’époque où le seul langage de contestation, parfois, était celui de la bombe.
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« Tout inutile qu’elle soit,
ma voix n’en survivra pas moins dans ces pages. »

Il n’y a, me semble-t-il, dans l’oeuvre monumentale de Simon Leys rassemblée aujourd’hui sous le titre Essais sur la Chine, qu’une erreur, d’ailleurs secondaire et cocasse, celle qui met sur le même plan, à deux ou trois reprises, l’auteur de ces lignes et des personnages aussi considérables que Nixon, Kissinger ou Alain Peyrefitte. Je rougis de cette promotion injustifiée due à mon « maoïsme » de jeunesse, sur lequel je me suis expliqué cent fois en vain (mais il faudrait refaire chaque année son autocritique, on le sait). Trente ans ont passé, et la question reste fondamentale. Disons-le donc simplement : Leys avait raison, il continue d’avoir raison, c’est un analyste et un écrivain de premier ordre, ses livres et articles sont une montagne de vérités précises, on va d’ailleurs le louer pour mieux s’en débarrasser, ce qui n’est pas mon cas, curieux paradoxe.

L’ironie des temps veut qu’on rencontre partout, maintenant, des gens qui vous parlent d’emblée, avec beaucoup d’assurance, de « l’imposture maoïste ». On les pousse un peu, et on s’aperçoit qu’ils ne connaissent rien de la Chine, ni ancienne ni moderne. Mieux : ils ne veulent visiblement rien en savoir. Il y a plus d’un quart de siècle, cette attitude me semblait grotesque. J’ai donc fait quelques efforts pour attirer l’attention sur cette énorme question. Echec complet : rien ne passe, ça n’intéresse personne, ou presque. L’écriture chinoise, l’espace et le temps chinois, la pensée et la poésie chinoises que je ressens immédiatement de l’intérieur, restent, pour mes interlocuteurs, une décoration exotique. Cette insensibilité, cet aveuglement, sont pathologiques, et Leys, dans tous ses écrits, y revient constamment. Il y voit, lui, il sait lire. Il a donc été dans la position du déchiffreur immunisé contre la propagande totalitaire, interprète des lignes et des silences entre les lignes, observateur impassible du grand jeu de masques du communisme chinois. Ce dernier est toujours là, mais dans quel état : celui du cynisme policier technique, conforté par des démocraties affairistes malgré le massacre à ciel ouvert de Tiananmen en 1989.

La Chine sera-t-elle, un jour, vraiment démocratique ? Sans doute, mais quand ? Leys écrit :

Il ne fait aucun doute qu’à long terme les Chinois sauront finalement avaler, digérer et totalement transformer le communisme peut-être en conserveront-ils le nom par une sorte de conservatisme purement formel et quelque peu ironique.
Le processus est en cours, mais il faut sans cesse y revenir, insister, et répéter, par exemple, le nom de Wei Jingsheng [3], dont Leys écrit justement :

Deng Xiaoping et ses comparses voudraient bien pouvoir maudire la révolution culturelle de façon globale et définitive car c’est elle qui a marqué la fin de leur univers politique. Mais, dans leur haine même, ils nous signalent involontairement une vérité : sans cette expérience préalable de la révolution culturelle, jamais le mouvement démocratique n’aurait pu se développer avec autant de vigueur et avec autant d’ampleur. D’ailleurs, Wei Jingsheng, qui devait s’illustrer comme l’un des porte-parole les plus courageux, les plus lucides et les plus éloquents du " printemps de Pékin ", avait été, dix ans auparavant, un chef de gardes rouges : il ne s’agit pas là d’une coïncidence [4]


La « Révolution culturelle », quel roman ! Les Habits neufs du président Mao ; Ombres chinoises ; Images brisées ; La Forêt en feu ; L’Humeur, l’honneur, l’horreur sont la description minutieuse de ce mouvement ahurissant et sanglant, chef-d’oeuvre d’intrigues, de téléguidages et de manipulations en tous genres. La façon dont Mao s’y est pris pour reconquérir le pouvoir au milieu des années 60, les ruses et les finesses du jeu, l’ambition impériale de ce formidable acteur qu’il faut bien qualifier de stratège génial, le choc des slogans, l’organisation des désordres, le recours à l’anarchie provisoire, tout cela est, pour longtemps, une passionnante leçon d’histoire vécue en direct par Leys. La galerie des personnages, subtils ou odieux, leurs contorsions et leurs convulsions, leurs délires (l’ambition théâtrale de Jiang Jing, les louvoiements de renard de Zhou Enlai), disent la profondeur du poison totalitaire saisi par ses effets dévastateurs. La Chine a montré la Chose. Et la Chose, vérifiant la vision d’Orwell, est toujours plus viscérale qu’on ne le croit. Hitler et Staline, dans cette mise en scène, font presque figure d’amateurs ; ils n’ont pas su, en quelque sorte, diviser leur monstruosité pour mieux l’exposer. Mao se dresse contre le système, y met le feu, et, finalement, le renforce.

La démonstration est faite qu’il n’y a pas de solution interne au système, lequel, écrit Leys, « opère une sélection à rebours : il pénalise la décence, l’intelligence et la sincérité, en même temps qu’il récompense et promeut toutes les inclinations les plus basses : flagornerie, duplicité, paresse intellectuelle, opportunisme, lâcheté morale, délation, trahison ». Soudain, devant une telle phrase, on se frotte les yeux. N’évoque-t-elle pas, en grossissant simplement le phénomène, quelque chose qui a tendance à se produire partout et toujours ? Le « communisme » ne serait-il que la pente durcie de l’humain ? Autrement dit, du subjectivisme absolutisé ? Deux et deux font six, dit le tyran. Deux et deux font cinq, dit le tyran modéré. A l’individu héroïque qui rappellerait, à ses risques et périls, que deux et deux font quatre, des policiers disent : « Vous ne voudriez tout de même pas qu’on revienne à l’époque où deux et deux faisaient six ! » Ainsi va la pression hallucinée du mensonge. « La vérité, écrit Leys, par sa nature même, est laide, sauvage et cruelle ; elle jette le trouble, elle fait peur, elle tue... » Propos de moraliste sans âge, de poète radical (toutes les interventions de Leys sur la littérature sont d’une grande justesse). Constatation nietzschéenne : la vérité, pour l’être humain, n’est supportable qu’à petites doses, et c’est ce que signifie la formule chinoise de la « malédiction de l’homme qui peut apercevoir des petits poissons au fond de l’océan ». Ne regardez pas si bas, dit la société, je suis si fragile ! Ne perturbez pas mes ordinateurs !

Avec une belle insolence, sur la couverture de ses Essais sur la Chine, Simon Leys a reproduit, en chinois, un poème de Lu Xun [5] daté de 1933 :

M’étant mêlé d’écrire, j’ai été puni de mon impudence ;
Rebelle aux modes, j’ai offensé la mentalité de mon époque.
Les calomnies accumulées peuvent bien avoir raison de ma carcasse ;
Tout inutile qu’elle soit, ma voix n’en survivra pas moins dans ces pages.
Voilà le style de Leys : nerveux, caustique, émouvant, « voltairisé » quand il faut, il est sans cesse en relation avec une tradition vivante, et c’est pourquoi il est si moderne. On sent en lui une foi étrange, un recueillement physique capable de faire silence avant de parler. Erudit, jamais ennuyeux. Savant, capteur de détails. Son pessimisme rayonne d’espoir, sa violence n’est jamais mesquine. Il y a là une respiration impassible, ouverte à plus grand qu’elle. Comme en calligraphie, donc, une musique visible. Quand on aime la Chine, on sait d’où elle vient.
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Les épiphanies de Twombly 4

Twombly tient à son printemps, à sa fleur du temps, à ses tiges et à ses pétales, comme le prouvent ses splendides Tulips from Paterno (tulipes fraîchement paternelles). Huile, aquarelle, pastel et crayon sur papier du 22 avril 1980. Les paysages sont plus ou moins paniqués et brûlants, griffés et signés ; plus ou moins endeuillés aussi (la mort est une des saisons du Nom) ; le calendrier continue, les lettres des mois, les chiffres des années sont à la fois singuliers (cette expérience-là, tel mois, de telle année) et interchangeables. Il serait sans doute possible de trouver pourquoi, pendant l’été 1980, entre Rome et Bassano, Twombly a eu un si fort sentiment de victoire (Nike), au cours de quelle opération aérienne en vrille. Ce sentiment semble durer de juillet à octobre, c’est le grand été. L’année suivante, nous retrouvons notre héros en Sesostris, avec barque solaire (le thème et sa réduction plastique est évidemment idéal pour lui). C’est toujours la victoire, mais avec un élément plus obscur, plus sauvage (Sylvae). Quelle étrange vie ont les peintres. Quelle idée de faire de l’espace avec du temps, des chansons de geste avec des gribouillages enfantins, paradis vert, fleurs d’huile. Voici le château des saisons, ses cartes. Le narrateur est à l’intérieur. Le soleil est une barque, la sphère est une illusion. Seul compte le point de feu intime, la mine.

Cela se passe comme une danse de derviche
Twombly est aussi un derviche tourneur. Comme l’a dit quelqu’un, pour dérider un peu ce vieux Freud : « Wo es war, Soll derviche werden ! » Sa peinture est la transcription d’un certain nombre d’« états », de clartés et d’évanouissements de plaisirs. Il touche le papier pour s’atteindre, il se rappelle à lui en invoquant des noms de lui-même oubliés. Les résultats peuvent être exposés, on les disposera comme des partitions, des degrés en résonance. En deux parties, en trois, en sept, en neuf. Le nom de Twombly a sept lettres. Son prénom, deux. Sept plus deux, neuf. J’aime les noms de sept lettres, Picasso, Matisse, Pollock, de Kooning, Cy Twombly. Sept notes et neuf muses. Chaque moment plastique est suffisant, mais il est intéressant de disposer les courbures les unes par rapport aux autres. Style : c’était comme ça, un trait rouge. Puis comme ça : deux ailes, deux anges. Puis comme ça : une fin de cercle, une extinction dans le blanc, « life is boundless ». La pièce en sept parties (Bassano, été 1981) est à éprouver comme un alphabet de la rentrée en soi. T : fil de ligne bleu. W : cercle bleu, coeur rouge. O : bleu noyé mauve. M : écho du rose au noir passant par le rouge. B : noir et rouge, en contradiction. L : rouge fin volant. Y : fil marron laissant le cercle du nom ouvert. L’air, la terre, le feu et l’eau : silence. Souvenir à travers tout ça. Ciao. Rome, ville éternelle, est une sorte de nouvelle Cinecittà (il vaudrait mieux, pour Fellini, se mettre à la peinture, inutile de s’obséder sur le cirque audiovisuel, la transvision est là : connaissez-vous Twombly ? Non ? Il était là, pourtant, à cent mètres). Vieille Europe, quelques Américains t’ont choisie, leur transmutation te parvient peu à peu, encore un effort de détachement, du calme. Volupté ? Mais oui, voici Bacchus. Je revois ces tableaux à Bordeaux, coïncidence, ils éclataient de bonheur, ils étaient attendus là depuis toujours (il y avait, à côté, un Allemand aux paysages dramatiques, baignoire sanglante dans une grande plaine à la Waterloo). (Soit dit en passant, n’oublions pas que les Américains ont gagné la Seconde Guerre mondiale et n’ont pas à recommencer tous les jours leurs comptes avec Pétain, Mussolini et Hitler. Heidegger a-t-il vu un Twombly avant de mourir ? Non ? Quel dommage. Un de ces dieux aurait peut-être pu le sauver. Et le Pape ? Ne va-t-il pas trouver tout cela trop « païen » ? Mais non, mon enfant, continuez, c’est une de nos traditions, après tout...). (C’est la difficulté avec les Européens : ressentiment des vaincus ou des occupés passifs par rapport aux « grandes natures » : Hemingway, par exemple. Allons, lisez De l’autre côté du fleuve et sous les arbres plutôt que Thomas Mann, Broch, Musil)...

Où en étais-je ? Ah oui, Bacchus... Vigne et vignette... Caravage ne dit pas non... Hölderlin non plus, enfin débarrassé de ses suiveurs philosophes... « Ah ! qu’on me tende, gorgée de sa sombre lumière, la coupe odorante qui me donnera le repos ! Oh la douceur d’un assoupissement parmi les ombres ! »... En effet, ils ont peur de remonter jusqu’à la source... Vous pouvez supprimer, bien sûr, les ah et les oh. Et voici, tranquille et naturel, comme il l’a toujours été, Bacchus-Dionysos et son signe... Un verre de Margaux, ici, à la mémoire de Roland Barthes, pour avoir écrit de Twombly : « Ainsi, ce matin, 31 décembre 1978, il fait encore nuit, il pleut, tout est silencieux lorsque je me remets à ma table de travail. Je regarde Hérodiade (1960), et je n’ai vraiment rien à en dire, sinon la même platitude : que ça me plaît. » (C’est dans le même texte que Barthes rappelle la dédicace de Webern à Berg : « Non multa, sed multum » [4]...) Où en sommes-nous, malgré le temps et la mort ?.. Oui, oui, Bacchus... Un peu de Bach, une sonate pour clavecin et violon, pour accompagner sa danse... Qu’est-ce qui peut le mieux se détacher sur une feuille... qu’une feuille ? Le dessous s’ensuit. Notre Père qui est dans le raisin, que ton nom soit illustré, que ton énergie soit incarnée dans les éléments et le verbe... Nous sommes le 18 novembre 1981, maintenant...
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Ce fusil de Rimbaud, le voici photographié, contre toute attente, dans un cliché de groupe à Sheick-Othman, sorte d’oasis non loin d’Aden. On est dans une belle propriété aujourd’hui en ruine, six personnages coloniaux sont rassemblés avant le déjeuner sur un perron. L’un deux détonne aussitôt par son attitude : c’est Rimbaud. Événement surréaliste : au moment même où on se trompait de "maison" à son sujet, une photo inconnue, la seule prise par on ne sait qui, resurgit comme pour se moquer de toutes les animations culturelles. Les cinq coloniaux sont très contents d’être photographiés, ils posent, ils friment, il s’exhibent avec leurs armes comme au retour d’une chasse. Le sixième est dans une étrange rigidité : en blanc, la main droite posée sur le canon de son fusil (comme s’il s’agissait d’une canne, mais, contrairement à ce qu’on peut lire aujourd’hui dans La quinzaine littéraire, ce n’est pas une canne), la main gauche ramenée sur la poitrine, dans un geste qui évoque l’égrènement (argent, chapelet). Le regard fuit l’objectif. Rimbaud dit muettement quelque chose. D’abord : je n’ai rien de commun avec ces zozos. Ensuite, quoi ? Le maintien est pacifique, en retrait, concentré, presque liturgique. On dirait un officiant se présentant à l’autel avec un encensoir invisible. Drôle de message voulu, drôle de message entre lui et le négatif. On pense à cette phrase d’une de ses lettres :

Je me porte bien, mais il me blanchit un cheveu par minute.
Et aussi :

On massacre, en effet, et on pille pas mal dans ces parages... Je jouis du reste, dans le pays et sur la route, d’une certaine considération due à mes procédés humains. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Au contraire, je fais un peu de bien quand j’en trouve l’occasion, et c’est mon seul plaisir.
On pense encore à cette déclaration adressée à la litanie du malheur humain comme à la propagande doloriste à la mode dans les pays riches :

Ceux qui répètent à chaque instant que la vie est dure devraient passer quelque temps par ici apprendre la philosophie.
Déjà, dans Une saison :

La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère.
On ne tue pas, on ne massacre pas, on ne pille pas. Les poètes sont gentils, mais ils ne font pas le poids, il leur manque un fusil, en quelque sorte. Verlaine adore sans doute Rimbaud, mais ne voit dans un premier temps que des "choses charmantes" dans les Illuminations. Finalement, c’est Alfred Bardey l’employeur, qui a le mieux observé ce passant considérable :

Sa charité, discrète et large, fut probablement une des bien rares choses qu’il fit sans ricaner ou crier à l’écoeurement."
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Roland Barthes : "Fragments d'un discours **** "

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