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Citation de Partemps


3
L’acte IV correspond à la traditionnelle descente dans l’Hadès (c’était l’acte IV, Negromantico dans le premier Orphée théâtral connu, la Fabula di Orfeo d’Ange Politien, publiée pour la première fois en 1494). Là encore, Segalen a profondément modifié l’épisode, sans être toutefois aussi directement original que pour la mort d’Eurydice. Il se souvient visiblement et de Schuré et de Nietzsche ou plutôt, une fois encore, il retrouve Nietzsche par l’intermédiaire de Schuré. L’action se déroule dans un « profond hypogée », et le titre de cet Acte IV précise : « Le Temple sous terre et l’antre. » « On entend un bruissement allègre de la lyre »24, comme à l’acte II de l’Orphée de Gluck quand le héros pénètre dans le royaume des ombres. Orphée vient rechercher Eurydice perdue : « Il veut descendre ici-bas pour la réclamer à la terre », commente le Vieillard-Citharède25. Du plus profond de l’antre on voit naître une Forme voilée. Ce n’est qu’une fausse Eurydice, une Ménade déguisée qui, après avoir été jalouse de la fille du Citharède, veut se venger. L’idée vient des Grands Initiés, de l’antre où Aglaonice, la prêtresse d’Hécate et l’amante d’Eurydice26, épie l’hiérophante objet de sa haine. Cet antre plein de vapeurs méphitiques rappelle moins le traditionnel antre de Trophonios que la caverne de Zarathoustra, celle d’où il doit sortir, à la fin du livre, pour aller vers la force et le soleil.

27 Orphée-roi, p. 327.
19La Ménade en transe se jette sur Orphée, cherche à l’enlacer. Orphée dresse sa lyre comme une arme pour se défendre, puis « d’un sursaut fulgurant, il déchire le réseau de la Lyre ; et le crèvement des cordes et leurs cinglements trament l’Antre, / (qui se fend comme un fruit) de rayons faisant au plus profond de l’épaisseur une échappée radieuse, / par où, d’un seul bond, s’évade et disparaît orphée. / Puis tout l’Antre retombe, écrasant la ménade / avec un obscur fracas. / Les ténèbres referment leur Rideau27 ». Segalen avait déjà utilisé cette idée pour sa nouvelle Dans un monde sonore, et dans un climat de misogynie vaguement analogue. Orphée, déçu par Eurydice, s’apprêtait à fuir sans elle les Enfers :

D’un coup de voix, il déchira la trame de sa lyre : la corne ployée le frappa
dans la poitrine, et les fils, en cassant, mordirent ses poignets et ses ongles.

28 Éd. cit., p. 330 n.
20La lyre est donc à la fois l’instrument et le symbole de la force d’Orphée : très tôt, elle est apparue comme son sceptre (car il était roi bien avant d’être roi des hommes) ; elle gronde comme la foudre ; elle a la lumière de l’éclair. Sa destruction, nécessaire pour qu’éclate le cachot infernal, n’est que temporaire. Quand, dans l’Acte V, Orphée regagne la Montagne et les airs sonores, la lyre doit avoir « repris ses cordes » : c’est une exigence de Debussy, clairement notée en marge du manuscrit28, comme s’il n’était plus possible de poursuivre l’évocation de l’aventure d’Orphée sans la musique instrumentale, donc sans que soit complet le « monde sonore ».

21Cette résurrection indique déjà que l’Acte V sera plus que jamais celui du miracle de la Lyre. Dans l’Acte I, que ce dernier acte redouble à bien des égards, la Lyre manifestait quand Orphée proférait son nom. Maintenant elle manifeste quand il profère celui d’Eurydice, quand il lance ce nouvel appel qui importe bien plus que la quête ténébreuse de l’Acte IV. Le texte initial, que Debussy a trouvé « joli, très joli », est plus net à cet égard que celui qui a été définitivement retenu :

29 Ibid., p. 335 n.
orphée
sans répondre, effleure les cordes de sa lyre qui s’éveille et aussitôt des milliers de petites voix bruissent et murmurent avec douceur… partout dans l’air… au bout des arbres… dans les feuilles qui tournoient… une cascade qui frémit… et un mot surgit de tout cela comme une source vive aux milliers de racines
Eurydice !
Et l’éveil de la lyre a gagné la montagne qui s’extasie doucement sur ce nom29.

30 Voir dans les fragments poétiques posthumes de 1888 (dans Dithyrambes de Dionysos, Gallimard, 1974 (...)
31 Voir Le signe à la fin de Ainsi parlait Zarathoustra.
22C’est donc une symphonie cosmique et une symphonie orphique à la fois qui naît de la lyre, instrument définitif d’une célébration de la femme aimée, après les doutes de l’Acte IV. Eurydice ressuscite dans le monde, dans toutes les composantes de la mélodie de l’univers, au moment où Orphée tient « sa Lyre ressuscitée dans les bras ». Là où le retour en arrière a échoué30, le grand oui l’emporte, essentiel chez Nietzsche à la pensée de midi31.

23Segalen ne peut pourtant éluder la mort d’Orphée, victime des Ménades en furie. Cette représentation traditionnelle ne doit rien cette fois au dionysiaque nietzschéen. Mais Segalen concilie la version d’Ovide et celle, plus récente, de Schuré. Dans le Livre XI des Métamorphoses, le fleuve Hèbre reçoit la tête d’Orphée, détachée de son tronc, et sa lyre. Alors se produit ce qu’Ovide déjà considère comme un miracle (mirum ! est en incise au vers 51) :

[…] medio dum labitur amne
Flebile nescio quid queritur lyra, flebile lingua
Murmurat exanimis, respondent flebile ripae.

32 . XI, 51-53 ; trad. Joseph Chamonard, Garnier, 1953, t. II, p. 179.
24et sa lyre, tandis qu’elle est emportée au milieu de ton fleuve, cette lyre plaintivement fait entendre je ne sais quels reproches, plaintivement la langue privée de sentiment murmure, plaintivement répondent les rives32.

25Au miracle de la lyre se substitue dans Les Grands Initiés le miracle de la tête :

33 Les Grands Initiés, éd. cit., p. 314.
[…] il expira. Penchée sur son cadavre, la magicienne de Thessalie, dont le visage ressemblait maintenant à celui de Tisiphône, épiait avec une joie sauvage le dernier souffle du prophète et s’apprêtait à tirer un oracle de sa victime. Mais quel fut l’effroi de la Thessalienne, en voyant cette tête cadavéreuse se ranimer à la lueur flottante de la torche, une pâle rougeur se répandre sur le visage du mort, ses yeux se rouvrir tout grands et un regard profond, doux et terrible se fixer sur elle… tandis qu’une voix étrange — la voix d’Orphée — s’échappait une fois encore de ces lèvres frémissantes pour prononcer distinctement ces trois syllabes mélodieuses et vengeresses : Eurydice33 !

34 C’est Debussy qui a orienté Segalen vers Gustave Moreau. Segalen a visité le musée Gustave Moreau (...)
26Segalen, se rappelant sans doute le tableau de Gustave Moreau, Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, a imaginé la réunion de la tête et de la lyre. La fusion s’est opérée dans l’instant qui a précédé immédiatement l’agression des Ménades34.

35 Orphée-roi, p. 339.
orphée
élève lentement sa Lyre comme un bouclier devant sa face…
Et le masque sonnant, peu à peu se substitue à son visage humain35.

27Aussi ce qui s’élève au-dessus de l’abîme, après la mort d’Orphée et la mort du Vieillard-Citharède, est cette tête-lyre, « intacte, mortelle à tous, bienfaisante, irréelle, harmonieuse ». Ce mouvement ascensionnel, fréquent dans l’œuvre de Gustave Moreau, s’accompagne d’une interrogation qui a dû être celle de Debussy : est-ce la lyre qui joue, est-ce la tête qui chante ? À cette question le texte de Segalen répond : « dans cette ascension fulgurante » (comme l’était la lyre elle-même) le Chant s’affirme, et c’est

36 Ibid., p. 341.
la voix première d’orphée
— dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les amours et les cris, et se haussant, triomphante, — qui règne au plus haut des
cieux chantants36.

28On ne passe plus de la Voix à la Lyre, comme dans le prélude, mais de la Lyre à la Voix, pour être réintroduit là où se trouve Orphée, dans l’Ailleurs de l’Exote, dans le monde sonore du Musicien, dans le silence d’où vient et où rentre l’œuvre.
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