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Citation de Partemps


Comme par un jeu de mots involontaire, les lettres de l’alphabet entrent en concurrence dans le texte d’Aurélia avec les lettres au sens épistolaire du terme, certaines de ces lettres étant également égyptiennes, c’est-à-dire écrites en Égypte : « Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs l’amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j’ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. Ô bonheur ! ô tristesse mortelle ! ces caractères jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c’est le trésor de mon seul amour… Relisons… Bien des lettres manquent, bien d’autres sont déchirées ou raturées ; voici ce que je retrouve » (II, 6). Cette annonce est suivie d’une ligne de points et d’une apparente lacune qui a troublé les premiers éditeurs, les commentateurs d’hier et d’aujourd’hui. Théophile Gautier et Arsène Housaye avaient même essayé de la combler à l’aide des Lettres à Aurélia. Mais le mouvement du texte parle de lui-même. Du passé eurydicéen Nerval-Orphée croit retrouver quelque chose, et voici que ce quelque chose lui échappe. C’est le mouvement même du jam que j’ai indiqué plus haut.

14Enfin, sans doute serait-il prématuré de voir dans Aurélia l’application du principe mallarméen selon lequel le texte est l’expansion de la lettre. Mais du moins peut-on affirmer que le nom perdu est à l’origine même de la nouvelle, comme le suggère encore la phrase citée : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi » (I, 1). L’utilisation du pseudonyme, dût-il devenir le titre lui-même, est à mettre en parallèle et avec Eurydice perdue et avec la lettre perdue. Et peut-être le titre ne veut-il rien dire d’autre que cette perte.

15Qu’est-ce qui rayonne donc dans Aurélia ? Orphée ? Eurydice ? Je dirais plutôt une absence et une absence de nom déjà indiquée par le titre lui-même. La distance qui existe dans le nom même d’Eurydice (eurus signifie large) est celle de la disparition, de la mort. Elle est aussi pour l’écrivain celle de l’insaisissable. Si Orphée est nommé dans El Desdichado, Eurydice ne l’est pas : elle est tout au plus désignée comme « la sainte » dont le poète essaie de retrouver les soupirs, comme « la fée » dont il tente d’imiter les cris. Si cette mimèsis aboutissait à une véritable poièsis, si Eurydice perdue était cette fois retrouvée, elle ne serait retrouvée que dans son évanescence même : « Eurydice ! Eurydice ! » Si elle rayonne, elle ne peut rayonner que d’un « soleil noir ». Pour montrer cette force d’irradiation du mythe d’Orphée dans Aurélia, le mieux est sans doute de resserrer le rapprochement entre le premier sonnet des Chimères et la nouvelle.

16« Le ténébreux », le rêveur ont besoin d’un guide pour retrouver la lumière. Ce guide est une étoile, celle dont parle le « Dernier feuillet » de Sylvie chargé de dire, comme la fable d’Orphée et d’Eurydice, la fin de l’idylle :

Ermenonville ! pays où fleurissait encore l’idylle antique — traduite une seconde fois d’après Gessner ! — tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d’un double éclat. Tour à tour bleu et rose comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était Adrienne ou Sylvie, c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal, l’autre la douce réalité.

17Dans El Desdichado, cette étoile est morte. Dans Aurélia l’étoile, cherchée dans le ciel et retrouvée (I, 2), est liée à la mort, soit qu’elle y contribue, soit qu’elle y prépare. Dans la seconde partie, la nuit va s’épaississant et l’extinction de toutes les étoiles va permettre au soleil noir de rayonner.

Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? » (II, 4).

18On a souvent dit que l’oxymore du soleil noir venait du Romantisme allemand, d’un rêve de Jean-Paul en particulier. Mais il faut rappeler qu’il a toujours été le soleil inverse dans le monde infernal, le négatif du nôtre : chez Dante, chez Milton, et encore chez Hugo (« Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit »).

19Voici encore un paysage sans soleil (Sans soleil, ce sera le titre d’un cycle de mélodies de Moussorgski, particulièrement désolé). C’est dans le chapitre 6 de la première partie, l’épisode des trois femmes, j’allais dire les trois fileuses, car elles sont à la fois les trois Dames de la nuit dans La Flûte enchantée (ou dans Les Mystères d’Isis) et les trois Parques. L’une d’elles se lève et se dirige vers le jardin :

Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs […].

20Le rapprochement s’impose avec le vers de El Desdichado « Et la treille où le pampre à la vigne s’allie ». Mais il s’agissait alors d’un lumineux paradis perdu, éclairé d’un soleil noir parce qu’il fut lumineux et qu’il est aujourd’hui disparu. On songe à la maison de Sylvie (« Je revois sa fenêtre où le pampre s’enlace au rosier », chap. III). Le rêve ne se nourrit de regret que pour composer un anti-paysage. Cette nostalgie devancée, et parfois exprimée par les morts eux-mêmes (dans le chant XI de l’Odyssée) est à l’origine du Hadès et de ses variantes latines, peut-être mieux connues de Nerval et plus souvent invoquées par lui.

21Ce n’est donc pas un hasard si, dès l’ouverture d’Aurélia, Nerval établit une manière d’équivalence entre les Enfers antiques et le rêve, avec la célèbre référence au chant VI de l’Énéide. Les « portes d’ivoire et de corne » sont les « deux portes du Sommeil, l’une (celle) de corne, par où une issue facile est donnée aux ombres véritables ; l’autre, d’un art achevé, resplendit d’un ivoire éblouissant, c’est par là cependant que les Mânes envoient vers le ciel l’illusion des songes de la nuit ». Défini comme cheminement dans un « souterrain vague », l’itinéraire onirique est la variante moderne de la descente aux enfers présentée, dans la dernière ligne du texte, comme le modèle de la « série d’épreuves » que le rêveur dit avoir « traversées ».
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