AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Les Enxet du Chaco paraguayen confondent le rêve et la réalité. Les Hopi d’Arizona considèrent le temps et l’espace comme des concepts relatifs, si bien qu’un enfant de cinq ans trouve les spéculations d’Einstein tout simplement élémentaires. Les Yaqui du Mexique vivent dans un monde magique où l’on peut exister dans deux lieux à la fois. Les jaguars d’Amazonie se voient eux-mêmes comme des humains et pensent que les Amérindiens sont des cochons sauvages.
On dit des anthropologues qu’ils sont par vocation des spécialistes du relativisme. Étudiant les langues, les mythes, les rituels de sociétés au mode de vie le plus éloigné possible du leur, ils sont souvent à la recherche d’une forme de pensée inconnue, véritablement autre, à la fois étrange et saisissante. Il arrive que certains d’entre eux fassent un pas de plus. Plutôt que de décrire les modes de pensée des sociétés qu’ils se proposent d’étudier, ils décident alors de les inventer.
Tel est le cas d’une lignée d’anthropologues, marginale dans la tradition académique, qui rythme le XXe siècle avec une singulière régularité. 1900-1925 : le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, en marge de la sociologie française naissante, invente une pensée prélogique qu’il attribue aux sociétés dites primitives. 1925-1950 : l’ingénieur Benjamin Lee Whorf, en marge de l’école culturaliste, invente une pensée de l’événement qu’il considère comme immanente à la langue des Hopi. 1950-1975 : le futur gourou Carlos Castaneda, en marge du constructivisme californien, invente une pensée psychédélique qu’il prête à un Yaqui imaginaire. 1975-2000 : l’ethnologue Eduardo Viveiros de Castro, en marge du structuralisme orthodoxe, invente une pensée multinaturaliste qu’il prétend dérivée des traditions amérindiennes.
Écrivain dont l’œuvre a atteint un des sommets de la littérature du XXe siècle, Philip K. Dick n’a cessé d’élaborer des dispositifs où non seulement un mode de pensée délirant se substituait à un mode de pensée ordinaire, mais où ces modes de pensée transitaient, par l’effet d’une commutation ou d’un escamotage, d’un personnage à un autre, d’une subjectivité à une autre, d’une réalité à une autre. Ses romans et nouvelles de science-fiction concernent au premier chef les anthropologues en quête de pensée autre, en particulier ceux qui ne furent pas très regardants quant à la réalité des sociétés qu’ils décrivirent. Philip K. Dick savait en effet très bien que la distinction entre réalités était facile à estomper en littérature et il fit de ce brouillage ontologique la principale cheville de son outillage créatif.
Ce procédé éclaire, on le constatera avec surprise, celui mis en œuvre par la lignée intellectuelle retracée dans les pages qui suivent. Ces anthropologues, à la recherche d’un « autre-mental » seraient au fond des écrivains de science-fiction, probablement davantage fascinés par la fiction que par la science. Ils ont projeté sur la réalité ethnographique de sociétés dites exotiques des formes de pensée dérivées pour l’essentiel de leur imaginaire spéculatif et de problèmes propres à leur milieu intellectuel d’origine. Comme les écrivains de science-fiction, ils ont rejeté les projets réalistes et naturalistes pour imaginer des mondes et des modes de pensée stupéfiants et vertibineux. À la différence des écrivains, ces anthropologues n’ont jamais vraiment assumé le caractère fictionnel de leurs travaux.
Ce livre s’empare donc des ressorts métaphysiques constitutifs de l’oeuvre de Philip K. Dick pour les faire résonner, au moyen d’un montage parallèle, avec les fabulations théoriques de Lucien Lévy-Bruhl, Benjamin Lee Whorf, Carlos Castaneda et Eduardo Viveiros de Castro. L’objectif de cet agencement croisé est triple : donner à voir clairement et simplement l’équivalence, au cœur d’une lignée intellectuelle propre au XXe siècle, entre anthropologie et science-fiction ; faire ressentir, par un réseau très dense d’associations et de correspondances alternées, la consistance de la sensibilité théorique constitutive de cette lignée ; retracer une trajectoire intellectuelle, autobiographie parfois cryptique qui s’élucide peu à peu au fil du texte et finit en s’affranchissant des impasses bâties par une école de pensée informelle qui a pratiqué l’anthropologie comme on écrit de la science-fiction.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}