AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

3.7/5 (sur 15 notes)

Biographie :

Pierre Déléage est anthropologue, chargé de recherche CNRS au Laboratoire d'anthropologie sociale. Il a notamment publié Inventer l'écriture (Les Belles Lettres, 2013), Lettres mortes (Fayard, 2017) et La Folie arctique (Zones sensibles, 2017).

Ajouter des informations
Bibliographie de Pierre Déléage   (7)Voir plus

étiquettes

Citations et extraits (7) Ajouter une citation
Les Enxet du Chaco paraguayen confondent le rêve et la réalité. Les Hopi d’Arizona considèrent le temps et l’espace comme des concepts relatifs, si bien qu’un enfant de cinq ans trouve les spéculations d’Einstein tout simplement élémentaires. Les Yaqui du Mexique vivent dans un monde magique où l’on peut exister dans deux lieux à la fois. Les jaguars d’Amazonie se voient eux-mêmes comme des humains et pensent que les Amérindiens sont des cochons sauvages.
On dit des anthropologues qu’ils sont par vocation des spécialistes du relativisme. Étudiant les langues, les mythes, les rituels de sociétés au mode de vie le plus éloigné possible du leur, ils sont souvent à la recherche d’une forme de pensée inconnue, véritablement autre, à la fois étrange et saisissante. Il arrive que certains d’entre eux fassent un pas de plus. Plutôt que de décrire les modes de pensée des sociétés qu’ils se proposent d’étudier, ils décident alors de les inventer.
Tel est le cas d’une lignée d’anthropologues, marginale dans la tradition académique, qui rythme le XXe siècle avec une singulière régularité. 1900-1925 : le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, en marge de la sociologie française naissante, invente une pensée prélogique qu’il attribue aux sociétés dites primitives. 1925-1950 : l’ingénieur Benjamin Lee Whorf, en marge de l’école culturaliste, invente une pensée de l’événement qu’il considère comme immanente à la langue des Hopi. 1950-1975 : le futur gourou Carlos Castaneda, en marge du constructivisme californien, invente une pensée psychédélique qu’il prête à un Yaqui imaginaire. 1975-2000 : l’ethnologue Eduardo Viveiros de Castro, en marge du structuralisme orthodoxe, invente une pensée multinaturaliste qu’il prétend dérivée des traditions amérindiennes.
Écrivain dont l’œuvre a atteint un des sommets de la littérature du XXe siècle, Philip K. Dick n’a cessé d’élaborer des dispositifs où non seulement un mode de pensée délirant se substituait à un mode de pensée ordinaire, mais où ces modes de pensée transitaient, par l’effet d’une commutation ou d’un escamotage, d’un personnage à un autre, d’une subjectivité à une autre, d’une réalité à une autre. Ses romans et nouvelles de science-fiction concernent au premier chef les anthropologues en quête de pensée autre, en particulier ceux qui ne furent pas très regardants quant à la réalité des sociétés qu’ils décrivirent. Philip K. Dick savait en effet très bien que la distinction entre réalités était facile à estomper en littérature et il fit de ce brouillage ontologique la principale cheville de son outillage créatif.
Ce procédé éclaire, on le constatera avec surprise, celui mis en œuvre par la lignée intellectuelle retracée dans les pages qui suivent. Ces anthropologues, à la recherche d’un « autre-mental » seraient au fond des écrivains de science-fiction, probablement davantage fascinés par la fiction que par la science. Ils ont projeté sur la réalité ethnographique de sociétés dites exotiques des formes de pensée dérivées pour l’essentiel de leur imaginaire spéculatif et de problèmes propres à leur milieu intellectuel d’origine. Comme les écrivains de science-fiction, ils ont rejeté les projets réalistes et naturalistes pour imaginer des mondes et des modes de pensée stupéfiants et vertibineux. À la différence des écrivains, ces anthropologues n’ont jamais vraiment assumé le caractère fictionnel de leurs travaux.
Ce livre s’empare donc des ressorts métaphysiques constitutifs de l’oeuvre de Philip K. Dick pour les faire résonner, au moyen d’un montage parallèle, avec les fabulations théoriques de Lucien Lévy-Bruhl, Benjamin Lee Whorf, Carlos Castaneda et Eduardo Viveiros de Castro. L’objectif de cet agencement croisé est triple : donner à voir clairement et simplement l’équivalence, au cœur d’une lignée intellectuelle propre au XXe siècle, entre anthropologie et science-fiction ; faire ressentir, par un réseau très dense d’associations et de correspondances alternées, la consistance de la sensibilité théorique constitutive de cette lignée ; retracer une trajectoire intellectuelle, autobiographie parfois cryptique qui s’élucide peu à peu au fil du texte et finit en s’affranchissant des impasses bâties par une école de pensée informelle qui a pratiqué l’anthropologie comme on écrit de la science-fiction.
Commenter  J’apprécie          00
Ce bref inventaire des commutateurs dickiens, dispositifs dichotomiques rendant possible un passage rapide, simple et efficace d’une réalité à une autre, doit être complété par une prise en compte – nécessairement réflexive – des livres. Car tout autant que les dispositifs de production d’images (projetées ou hallucinées) et bien plus que les enregistreurs de paroles (la chambre de ralentissement est un exemple unique), ce sont les mots écrits qui permettent selon Dick de transiter d’une réalité à une autre, expérience somme toute ordinaire pour tout lecteur de fiction. Ainsi, dans Le Temps désarticulé (1959), le premier indice – peu cohérent – qui conduira Ragle Gumm à douter de la réalité de son monde quotidien est un bout de papier où est écrit le mot « buvette », bout de papier qui vient étrangement remplacer la buvette habituelle où se rend le héros. De même, pour tenter d’entrer en contact avec une autre réalité – celle des morts qui se croient vivants -, Glen Runciter, dans Ubik, rédige des messages sur des morceaux de papier, avec des caractères de céréales alphabétiques, ou sous forme de graffitis dans les toilettes et sur le décor des publicités de la télévision. Dans le premier cas, le réel se réduit soudain à sa représentation scripturale ; dans le second, l’écriture, seule médiation possible entre deux mondes scindés, apparaît telle une révélation transcendante dans un réel illusoire.
Mais c’est le livre intitulé Le Poids de la sauterelle, dans Le Maître du Haut-Château, qui pousse le plus loin le principe du livre comme commutateur, comme transition réflexive entre deux réalités alternatives. Le Maître du Haut-Château se déroule dans un monde uchronique où Japonais et Allemands ont gagné la Seconde guerre mondiale tandis que Le Poids de la sauterelle décrit un monde – subtilement uchronique lui aussi – où ce sont les Américains et les Chinois qui l’ont gagnée. Les personnages du roman ont ainsi accès à une réalité parallèle, à un autre continuum temporel, à travers un livre jouant le rôle de commutateur.
D’autres livres apparaissent dans les univers dickiens, mais ils s’éloignent du principe de la commutation en englobant la totalité des réalités parallèles. Ainsi, dans Mensonges & Cie, la dix-septième édition d’un livre intitulé La Véritable et Complète Histoire économique et politique de la Nouvelle-Colonie est réputée contenir tous les paramondes possibles, dans la multiplicité infinie de leurs variantes. Dans Nick et le Glimmung (1966), l’ouvrage Une journée d’été est décrit comme le « livre-du-monde », puis comme « le livre qui change à chaque fois qu’on le lit », à l’image, peut-être, du Yi-King que Dick considérait, en suivant Jung, comme une machine permettant de maîtriser et d’ordonner les synchronicités, les connexions acausales entre les événements. Enfin, dans Le Guérisseur de cathédrales (1968), il est sans cesse question d’un « livre étrange, à l’existence problématique, dans lequel la légende veut que trouve à s’inscrire tout ce qui a été, est et sera ». Autant d’anti-livres donc, recelant des cosmologies foisonnantes sous des titres ordinaires à l’infini. Ces livres, vecteurs de savoir absolu, remplaçaient ainsi drogues et machines pour combiner des multitudes de mondes immatériels, imaginaires ou non, qui venaient se substituer au référentiel unique de la réalité. Peut-être fallait-il voir en eux une encyclopédie grotesque et saugrenue dont l’objet était une noosphère décentrée et feuilletée, entreprise que Dick voulut recentrer et réordonner à la fin de sa vie, dans son Exégèse.
Commenter  J’apprécie          00
À la mission du fort Good Hope il faisait nuit tout l’hiver et les températures, au mois de janvier, ne dépassaient presque jamais – 30°. Émile Petitot y devint le missionnaire des Déné Peaux-de-Lièvre tandis que son confrère, Jean Séguin, se consacrait à l’évangélisation des Loucheux (Gwinch’in). Ces Indiens, voisins méridionaux des Inuits, formaient alors des sociétés de chasseurs nomades à la vie cadencée par l’alternance des saisons. Ils se dispersaient en petites bandes pendant l’hiver puis se rassemblaient durant l’été en groupes plus importants pour la chasse au gros gibier et les cérémonies collectives. Leur mode de vie traditionnel s’était peu à peu accommodé, de la fin du XVIIIe à la première moitié du XIXe siècle, de la présence des postes stables que la Compagnie de la Baie d’Hudson dédiait à la traite ; ils avaient pris l’habitude de s’y arrêter deux fois l’an, pendant plusieurs semaines, après les chasses hivernale et estivale. Ils y échangeaient à un taux systématiquement défavorable de la pelleterie contre des marchandises manufacturées – fusils, récipients métalliques, tabac, farine, vêtements, alcool, etc. Certains, peu nombreux, s’installèrent à proximité du fort Good Hope et il leur arrivait de fréquenter la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance où les attendaient Jean Séguin et Émile Petitot, anxieux du prochain salut de leurs âmes infidèles et toujours ravis de pouvoir acquérir par le troc quelques provisions nouvelles.
Commenter  J’apprécie          00
Le missionnaire s’identifiait entièrement aux jeunes garçons déné, les accompagnant en pensée, rêvant au conditionnel de l’épanouissement d’une camaraderie virile loin de l’Église et de ses commandements. Il lui fallait toutefois rester à la mission, à quelques kilomètres du fort de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Quatre petites maisons de rondins surmontées de toitures à deux versants dont les cheminées fumaient continûment y entouraient une église – dont la décoration fut l’une des distractions d’Émile Petitot – au clocher tourné vers le fleuve d’où allaient et venaient les embarcations des Métis et des Indiens, accueillies par un immense crucifix de bois. Le missionnaire y vivait en compagnie de son confrère Jean Séguin, un Auvergnat de cinq ans son aîné, bourru et casanier, mal à l’aise avec les langues des Indiens et très peu curieux de leurs coutumes (ce qui était plutôt la norme chez les missionnaires oblats). Patrick Kearney, un frère oblat irlandais, s’occupait avec l’aide de plusieurs engagés du confort des deux prêtres, de leur subsistance et de leur sécurité – pour autant qu’ils voulussent bien demeurer dans les limites d’un territoire exigu et silencieux, enceint par une clôture supposée protéger de maigres plantations au rendement aléatoire. Autour d’eux la forêt. L’espace confiné de la petite mission tranchait sur l’immensité ouverte des terres du Grand Nord, pour la plupart désertes et inexplorées.
Commenter  J’apprécie          00
C’est parmi les Indiens des Plaines que le discours par gestes a atteint une telle perfection qu’on peut y voir une véritable langue, et ceci pour la simple raison que ces tribus ne l’utilisent pas seulement dans leurs échanges avec les peuples dont ils ne parlent ni comprennent la langue vocale, mais aussi dans les échanges quotidiens ayant cours entre eux-mêmes
Commenter  J’apprécie          10
En cette seconde moitié du XIXe siècle, les Inuit demeuraient hors de portée des missions chrétiennes. En conflit ouvert et continu avec leurs voisins déné, ils manifestaient une évidente méfiance vis-à-vis de leurs alliés catholiques ou anglicans. Émile Petitot multiplia les expéditions chez eux et toutes se soldèrent par de mémorables échecs, soit qu’il ne parvînt pas à atteindre leur territoire, soit qu’il en fût chassé à peine arrivé. Il rédigea certes un ouvrage entier sur les « Esquimaux » dans lequel il dissertait doctoralement sur toutes sortes de sujets, comme s’il avait toujours vécu parmi eux, mais où il ne relatait en fait qu’une série de rencontres isolées, le plus souvent au cours de pérégrinations fluviales, suppléant à l’insuffisance de son expérience personnelle par des réminiscences de lectures qu’il ne présentait jamais comme telles.
Commenter  J’apprécie          00
En deçà de ses nouvelles fonctions symboliques, la croix micmac, dans la mesure même où elle fut un substitut, donc un emprunt, doit être comprise à partir de l’interprétation que les Micmacs effectuèrent de leurs relations avec les Européens.
Commenter  J’apprécie          10

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Listes avec des livres de cet auteur
Lecteurs de Pierre Déléage (19)Voir plus

Quiz Voir plus

Le hollandais sans peine

Quel âge a le héros de l'histoire ?

Huit ans.
Neuf ans.
Six ans.
Sept ans.

13 questions
92 lecteurs ont répondu
Thème : Le Hollandais sans peine de Marie-Aude MurailCréer un quiz sur cet auteur
¤¤

{* *}