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Citation de Partemps


3

Neuf heures et demie. Le vent s’apaise ; les nuages partout se déchirent, montrant les étoiles. Tout est empaqueté, chargé. Mes trois soldats sont en selle, tenant leurs longs fusils droits. On amène nos chevaux, nous montons aussi. Avec un ensemble joyeux de sonneries, ma caravane s’ébranle, en petite cohorte confuse, et pointe enfin dans une direction déterminée, à travers la plaine sans bornes.

Plaine de vase grise, qui tout de suite commence après les sables, plaine de vase séchée au soleil et criblée d’empreintes ; des traînées d’un gris plus pâle, faites à la longue par des piétinemens innombrables, sont les sentes qui nous guident et vont se perdre en avant dans l’infini.

Elle est en marche, ma caravane ! et c’est pour six heures de route, ce qui nous fera arriver à l’étape vers trois ou quatre heures du matin.

Malgré cette partance décourageante, qui semblait ne devoir aboutir jamais, elle est en marche, ma caravane, assez rapide, assez légère et aisée, h travers l’espace imprécis dont rien ne jalonne l’étendue...

Jamais encore je n’avais cheminé dans le désert en pleine nuit. Au Maroc, en Syrie, en Arabie, on campait toujours avant l’heure du Moghreb. Mais ici, le soleil est tellement meurtrier que ni les hommes ni les bêtes ne résisteraient à un trajet de plein jour : ces routes ne connaissent que la vie nocturne.

La lune monte dans le ciel, où de gros nuages, qui persistent encore, la font de temps à autre mystérieuse.

Escorte d’inconnus, silhouettes très persanes ; pour moi, visages nouveaux, costumes et harnais vus pour la première fois.

Avec un carillon d’harmonie monotone, nous progressons dans le désert : grosses cloches aux notes graves, suspendues sous le ventre des mules ; petites clochettes ou grelots, formant guirlande à leur cou. Et j’entends aussi des gens de ma suite qui chantent en voix haute de muezzin, tout doucement, comme s’ils rêvaient.

C’est devenu déjà une seule et même chose, ma caravane, un seul et même tout, qui parfois s’allonge à la file, s’espace démesurément sous la lune, dans l’infini gris ; mais qui d’instinct se resserre, se groupe à nouveau en une mêlée compacte, où les jambes se frôlent. Et on prend confiance dans cette cohésion instinctive, on en vient peu à peu à laisser les bêtes cheminer comme elles l’entendent.

Le ciel de plus en plus se dégage ; avec la rapidité propre h de tels climats, ces nuées, là-haut, qui semblaient si lourdes achèvent de s’évaporer sans pluie. Et la pleine l’une maintenant resplendit, superbe et seule dans le vide ; toute la chaude atmosphère est imprégnée de rayons, toute l’étendue visible est inondée de clarté blanche.

Il arrive bien de temps à autre qu’une mule fantaisiste s’éloigne sournoisement, pointe, on ne sait pourquoi, dans une direction oblique ; mais elle est très facile à distinguer, se détachant en noir, avec sa charge qui lui fait un gros dos bossu, au milieu de ces lointains lisses et clairs, où ne tranche ni un rocher ni une touffe d’herbe ; un de nos hommes court après et la ramène, en poussant ce long beuglement à bouche close, qui est ici le cri de rappel des muletiers.

Et la petite musique de nos cloches de route continue de nous bercer avec sa monotonie douce ; le perpétuel carillon, dans le perpétuel silence, nous endort. Des gens sommeillent tout à fait, allongés, couchés inertes sur le cou de leur mule, qu’ils enlacent machinalement des deux bras, corps abandonnés qu’un rien désarçonnerait, et longues jambes nues qui pendent. D’autres, restés droits, persistent à chanter, dans le carillon des cloches suspendues, mais peut-être dorment aussi.

Il y a maintenant des zones de sable rose, tracées avec une régularité bizarre ; sur le sol de vase séchée, elles font comme des zébrures, l’étendue du désert ressemble à une nappe de moire. Et, à l’horizon devant nous, mais si loin encore, toujours cette chaîne de montagnes en muraille droite, qui limite l’étouffante région d’en bas, qui est le rebord des grands plateaux d’Asie, le rebord de la vraie Perse, de la Perse de Chiraz et d’Ispahan : là-haut, à deux ou trois mille mètres au-dessus de ces plaines mortelles, est le but de notre voyage, le pays désiré, mais difficilement accessible, où Uniront nos peines.

Minuit. Une quasi-fraîcheur tout à coup, délicieuse après la fournaise du jour, nous rend plus légers ; sur l’immensité, moirée de rose et de gris, nous allons comme hypnotisés.

Une heure, deux heures du matin... De même qu’en mer, les nuits de quart par très beau temps, alors que tout est facile et qu’il suffit de laisser le navire glisser, on perd ici la notion des durées, tantôt les minutes paraissent longues comme des heures, tantôt les heures, brèves comme des minutes. Du reste, pas plus que sur une mer calme, rien de saillant sur le désert pour indiquer le chemin parcouru...

Je dors sans doute, car ceci ne peut être qu’un rêve !... A mes côtés, une jeune fille, que la lune me montre adorablement jolie, avec un voile et des bandeaux à la vierge, chemine tout près sur un ânon, qui, pour se maintenir là, remue ses petites jambes en un trottinement silencieux...

Mais non, elle est bien réelle, la si jolie voyageuse, et je suis éveillé !... Alors, dans une première minute d’effarement, l’idée me passe que mon cheval, profitant de mon demi-sommeil, a dû m’égarer, se joindre à quelque caravane étrangère...

Cependant je reconnais, à deux pas, les longues moustaches d’un de mes soldats d’escorte ; et ce cavalier devant moi est bien mon tcharvadar, qui se retourne en selle pour me sourire, de son air le plus tranquille... D’autres femmes, sur d’autres petits ânes, de droite et de gauche, sont là qui font route parmi nous : tout simplement, un groupe de Persans et de Persanes, revenant de Bender-Bouchir, a demandé, pour plus de sécurité, la permission de voyager cette nuit en notre compagnie.

Trois heures du matin. Sur l’étendue claire, une tache noire, en avant de nous, se dessine et grandit : ce sont les arbres, les palmiers, les verdures de l’oasis ; c’est l’étape, et nous arrivons.

Devant un village, devant des huttes endormies, je mets pied à terre d’un mouvement machinal ; je dors debout, harassé de bonne et saine fatigue. C’est sous une sorte de hangar, recouvert de chaume et tout pénétré de rayons de lune, que mes serviteurs persans dressent en hâte les petits-lits de campagne, pour mon serviteur français et pour moi-même, après avoir refermé sur nous un portail à claire-voie, grossier, mais solide. Je vois cela vaguement, je me couche, et perds conscience de toutes choses.
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