Le lecteur peut ainsi considérer le travail d'écrivain de Gide comme un acte de résistance, alors que celui de Proust est un travail de transformation, voire de transmutation. S'opposant à son éducation, à son époque, au monde réel en général, Gide vise une oeuvre parfaite, idéale, qu'il sait ne pouvoir atteindre - sinon elle ne serait pas idéale -, et qu'il va définir précisément par cette inaccessibilité ; il se distingue de Proust qui profite à plein du monde qui l'entoure, par une complaisance vaniteuse sans doute, mais aussi et surtout par un intérêt d'artiste occupé à observer les personnages dont il va composer sa comédie humaine. C'est ce qu'illustrent parfaitement leurs deux oeuvres majeures : "Les Faux-Monnayeurs" racontent l'échec d'un romancier qui ne parvient pas à écrire son roman idéal, et le roman de Gide se constitue ainsi comme le désir d'un livre impossible. En revanche, "La Recherche du temps perdu", par un tour de passe-passe génial, nous propose à la fois la lente formation d'un écrivain, et, à la fin de ce processus, la découverte que le livre qu'il envisage d'écrire, nous le tenons déjà tout achevé entre nos mains.
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