Il arrive qu'un ciel clair se couvre entièrement en quelques minutes. Parfois, au contraire, on ne voit apparaître qu'un nuage blanc, léger, insignifiant, puis un autre, loin derrière le premier, un autre, un autre encore, de plus en plus rapprochés mais si progressivement que l'on s'étonne de constater, soudain, que le soleil a disparu.
Ainsi le bonheur qui éclairait le visage de Côme depuis son entrée dans la communauté, qui rayonnait au jour de sa prise d'habit et ne le quittait pas dans les premiers temps et, pour commencer, d'une manière presque insensible. Une tristesse furtive l'assombrissait durant quelques secondes, pour se dissiper rapidement, si rapidement qu'on n'y prêtait pas une attention suffisante : ce pouvait être un peu de lassitude, un souci, une réminiscence nostalgique de sa vie d'enfant ou d'adolescent.
Consciencieusement, presque méticuleusement, sans fébrilité mais avec une sorte d'accablement croissant à découvrir qu'en ayant tellement dit, il en avait encore tellement à dire, il vida son sac de troubles intérieurs. Il décrivit l'abîme qui séparait l'image qu'il s'était faite par avance de la vie monastique et la réalité qu'il découvrait jour après jour, le contraste entre les heures de prière à la chapelle, qui comblaient son attente, et les autres occupations du jour, où tout lui semblait tellement éloigné d'un idéal religieux.
Nous aimons la règle du silence; nous l'aimons parce qu'elle nous est nécessaire. Toutes les disciplines que nous acceptons joyeusement lorsque nous venons ici -l'extrême régularité de nos horaires et l'absence de liberté dans l'emploi de notre temps, l'inconfort de notre sommeil et les réveils matinaux, la pratique des pénitences et du jeûne, le travail et le silence- ne sont à aucun degrés, comme on l'imagine trop souvent et comme une certaine littérature a pu quelquefois le donner à croire, des brimades gratuites, un masochisme délibéré qui nous ouvrirait la voie d'un mysticisme contre nature.
La présence de l'Esprit Saint est pour nous une réalité si vivante, elle habite à ce point les murs du monastère que notre mouvement premier est de Lui attribuer toute idée qui nous traverse. Mais si notre vie de pénitence et de prières, l'intimité à laquelle nous nous efforçons d'atteindre dans nos rapports avec les trois personnes de la Sainte Trinité nous inclinent à reconnaître en chacune de nos pensées l'influence de l'Esprit, la sagesse et l'humilité nous conseillent de ne pas lui imputer toutes nos lubies.
Je rappelai à Côme, un peu sèchement, que les Trappistes se recrutaient parmi les hommes et non parmi les anges. S'il n'était pas capable de supporter la réalité physique des Frères, peut-être valait-il mieux qu'il se fît Chartreux, ermite ou stylite, comme saint Siméon sur sa colonne. Et si les comportements de certains convers heurtaient sa délicatesse, il aurait sans doute mieux fait de s'établir vétérinaire dans un quartier élégant, pour soigner les chats et les petits chiens.
Mais nous savons qu'au jour de la mort, notre enveloppe terrestre a rempli son office. Pourquoi retarderions-nous, entre quelques planches doublées de zinc ou de plomb, notre tombée en poussière ? Il y a, dans l'accomplissement naturel des choses, la force et la beauté d'un ordre paisible : ce qui est de la matière, il est bon qu'il soit rendu à la matière.
Le temps de repos très mesuré, la fatigue des travaux manuels, le calme d'une vie sans imprévu, judicieusement réglée, la paix intime qui nous habite font que nous ne restons pas longtemps éveillés, une fois étendus, et ne connaissons guère l'insomnie.
Nous savons que le silence est le lieu privilégié où nous avons la meilleure chance de rencontrer Dieu, de progresser dans l'union intime avec le Christ, d'entendre la voix de l'Esprit. Nous savons que le silence est propice à la vie de communauté. ceux qui n'ont pas vécu l'existence monastique peuvent croire que parler peu nous isole, nous sépare les uns des autres. Rien n'est plus faux. Nous sommes unis dans le silence, comme des voyageurs rassemblés sous le même abri ou des enfants blottis dans une même cachette. Et nous sentons bien qu'à vouloir trop communiquer, nous courons le risque de communier moins.
Les obsessions, les complexes, les fantasmes, où l'on voudrait voir désormais la seule explication de nos comportements humains, nous savons qu'ils existent en chacun de nous. Et nous savons qu'à ne pas les maîtriser par la discipline de nos corps et de nos esprits, de nos pensées et de nos gestes, nous nous laissons envahir par nous-mêmes. Nous cesserions d'être disponibles pour cette quête de Dieu qui est la raison même de notre existence religieuse et dont vous avez voulu, durant quelques semaines, être le témoin.
Voici maintenant la dernière demeure de Côme : le petit rectangle de sol consacré où ce qui restait de son corps terrestre s'est confondu avec le limon de la terre. (...)
Je priais Dieu pour qu'il accueillit notre frère défunt et, dans sa miséricorde, lui tînt compte de toutes ses souffrances et de toutes ses déceptions - ce rêve, poursuivi depuis l'enfance, d'une vie religieuse à laquelle Côme n'avait jamais renoncé mais qu'il n'avait pas accomplie.