Raymond Lambert

Katmandou, déjà. Petite émotion à l'atterrissage, l'avion touche délicatement le sol, mais s'élève de nouveau en vacillant, puis reprend contact durement cette fois-ci. Concours d'obstacles inédit, nous avons sauté par-dessus une vache qui traversait la piste, confiante sans doute dans le respect des Hindous pour sa personne sacrée.

La morphologie du Népal est étrange. On est frappé, en regardant une carte, par le découpage que les rivières opèrent dans le terrain. La main qui a modelé la plus haute montagne du monde s'est impatientée en la réalisant, elle a froissé la terre, lui a donné un aspect colérique de sourcils froncés.

J'ai décidé, le jour où l'on m'a confié la direction technique de l'expédition, de ne jamais oublier qu'on me confiait la responsabilité de vies d'hommes. Je me suis juré de ne jamais les exposer quand je pouvais éviter de le faire. Ces responsabilités-là sont sans doute celles qui pèsent du poids le plus lourd sur le cœur du chef, car le problème n'est pas simple puisqu'il est entendu que des risques, on en prend tous, et tous les jours.

La montagne, en surélevant l'homme pendant de précieux moments au-dessus de la vie ordinaire, lui dévoile un monde que, sans cet effort, il n'aurait jamais connu.
Effort purement gratuit, risques librement acceptés, énergies mises en commun pour une cause commune qui n'est pas l'apanage d'un groupe d'individus ou d'une seule nation, mais appartient au patrimoine de l'humanité.
[Extrait de la préface du Docteur Édouard Wyss-Dunant]

L'installation d'un camp est toujours un moment plein de confort, de poésie primitive. Les tentes se dressent au long d'une haie bleue d'agaves, le feu pétille, la fumée répand son nuage odorant léger qui depuis des temps immémoriaux a dû mettre au cœur de l'homme la joie de la solitude rompue ; un feu, même en plein air, c'est déjà la maison et c'est pour cela qu'une famille s'appelle un foyer.

Si les découvertes scientifiques sont un bien acquis pour tous, de même, victoires ou défaites à l'Himalaya ont apporté chacune leur part de connaissances à tous. Elles contribuent à la solidarité qui unit toutes les expéditions et signifient avant tout le triomphe de l'Esprit sur la Matière.
(Extrait de la préface du Dr Ed. Wyss-Dunant)

Il faut trouver à tout prix le meilleur chemin, parce que le meilleur est assez mauvais comme ça.

La conquête de l'Everest, aujourd'hui achevée par une expédition britannique, est une des plus belles pages de l'histoire contemporaine. Elle témoigne, en une époque malheureusement saturée de préoccupations matérialistes, qu'il existe toujours chez l'homme un appel vers des valeurs supérieures.
[Extrait de la préface du Docteur Édouard Wyss-Dunant]

Les flancs de l'Everest sont un lieu de la terre où l'on n'a pas honte d'avoir peur quelquefois. Pourtant, comme d'habitude, nous baptisons notre peur du beau nom de prudence, et nous faisons demi-tour.

Comme toujours en montagne, c'est le plus éprouvé qui règle l'allure. Le plus fatigué doit sans cesse aller à la limite de ses forces, donner toutes ses réserves, pour ne pas trop freiner l'allure des autres qui, relativement à lui, se reposent, parce qu'ils n'ont pas besoin, eux, de se donner à fond. C'est injuste, mais c'est comme ça. C'est aussi l'image de la vie.

René quitte le col Sud avec les restes du groupe d'assaut, harrassé:
"Enfin l'épaule. J'échange un regard avec Chevalley. Pas besoin de parole pour se comprendre. Une dernière fois, je regarde la grande montagne lumineuse, sereine, victorieuse, jusqu'à quand? Sa cime paraît toute proche. Son arête sud-est n'est pas raide, elle est facile. Mon oeil la parcourt tout entière. Obscur désir de graver pour toujours dans ma mémoire la double ligne convergente, le pur élan d'une arête de pierre, d'une arête de neige, le point aigu de leur rencontre, cette griffe plantée dans l'azur asphyxié."

Et je dois remonter. Je suis à bout de forces. Toutes les crevasses passées, je dois les franchir à nouveau. A chaque fois, j'ai envie de me laisser glisser dans leurs bouches entr'ouvertes. Deux heures de lutte terrible me ramènent à mon point de départ.