C'était une journée tout à fait claire, celle où la montgolfière devait prendre son envol. Si l'on faisait mine de tendre les bras comme pour l'attraper cela n'avait pas du tout l'air stupide ; parfois le monde entier est comme peint sur de la porcelaine, y compris les dangereuses fêlures. (La montgolfière)
En ville, on aurait peut-être compté sa maladie parmi les maladies mentales. Mais ici à la campagne, elle était l'idiote, simplement l'idiote. Et dans son infinité immédiate, ce qu'elle faisait devenait toujours un paysage, un paysage toujours nouveau. Le jeune paysan en tout cas pensait à elle. Et il n'avait pas besoin de faire autre chose que cela, des journées entières. Cela lui suffisait tout à fait.
(Une vieille enseigne d'auberge)
Et du côté sud, où finalement on avait apposé une sortie de petit banc en bordure de la tente, il soufflait un vent tel qu'on en perdait tout sentiment. Il n'y avait pas non plus une âme en vue. Seul un cerf-volant de papier s'était détaché et planait haut dans le ciel, où personne ne le voyait sauf moi. C'était une sorte de cirque du vent, sa façon de se laisser ainsi fouetter et emporte, inconnu des nuages et de lui-même. C'était un personnage étrange. J'avais presque peur. La solitude est bien la seule chose qui puisse retenir un être immobile et le ramener à lui-même. Elle élargit en quelque sorte son espace intérieur, hisse le ciel comme un gigantesque drapeau, et en échange elle abaisse la terre. Il doit alors y vivre, après qu'elle ait soudain été affectée de l'étendue de Tout infini, - la terre - elle est plate et en même temps redevenue ronde. La terre est un géant, la terre est une sphère, sur laquelle nous ne sommes même pas un point.
(Le Bossu)
L'été, mais un été plus jeune que celui-ci ; celui-là, c'était un été qui comptait encore le même nombre d'années que moi. Et pourtant je n'étais pas encore heureuse, pas heureuse du fond de mon être, mais il fallait que je le sois, à la manière qui est celle de tout le monde. Le soleil m'embrasait. Il se délectait de la butte verte où j'étais assise, une butte qui avait presque une forme sacrée, et sur laquelle je m'étais réfugiée à cause de la poussière de la route. Car j'étais fatiguée. J'étais fatiguée parce que j'étais seule. Cette longue route de campagne derrière et devant moi... Ni les courbes qu'elle traçait autour de cette butte, ni les peupliers, ni le ciel lui-même ne pouvaient enlever ce qu'elle avait de désolant. J'étais angoissée, parce qu'après un bref trajet à pied, elle m'avait déjà prise dans sa misère et sa décrépitude. C'était une route de campagne étrange. Une route qui savait tout. Vous ne pouviez la parcourir que si, dans un sens ou dans un autre, on vous avait laissé seul.
Je me tenais tout en bas, au bord de la route, et j'attendais. Le petit cheval arriva en trottant comme un cheval de cirque, comme si le monde était un manège et n'en finissait pas de tourner en rond.
Le soleil se baignait dans l'ombre. L'ombre dans le soleil. Je faisais à peine la différence entre un vrai oiseau et le battement d'ailes de la lumière. Seul un trille fervent - venait-il directement du ciel ou de la prairie elle-même ? - s'éleva en même temps dans mon coeur. Seule ma mémoire croyait encore au déroulement des heures passées, à l'entrée dans une chambre et au cliquetis inlassable de la machine à coudre. Mais la seule chose encore visible était un trait brun, qui était le toit recouvrant une somme d'événements vécus... Et finalement, sur la colline, encore une fois un berger se dressa vers le ciel, comme un astre. Car quelle est la volonté de Dieu, si ce n'est qu'on fasse la paix avec soi-même.
Le printemps peut reculer parfois, surtout pendant ces heures où la terre en quelque sorte s'est refroidie pendant la nuit et où la boule de feu qui se lève n'a pas encore sa puissance rayonnante. Alors il peut réellement geler. Toutes les jeunes herbes sont dentelées de blanc. La nature se souvient et il lui vient des cheveux blancs.
(Le vieux)
Car aussi lourde qu'est la vie, lourde de l'homme et de son poids qu'il doit porter ici et là, et de la terre boueuse et lourde qui colle à ses souliers grossiers ; même si la vie est lourde d'une manière invisible, d'une manière secrète, c'est quand même un vertige. En vérité, cette vie garde quelque part une musique de bal, seulement nous ne l'avons pas tout à fait reconnue.
C'est un rythme qui nous emporte avec bonheur, la plupart du temps dans l'amour. Dans l'amour pour une personne, ou bien pour l'argent ou pour un travail. Mais naturellement, ce peut aussi être la haine, ou la méchanceté. C'est la même chose. Ce peut être aussi de la bêtise et de l'insouciance, cela aussi est un vertige. Mais en tout cas c'est quelque chose qui nous a saisi, que nous avons saisi, visible et invisible.
(Une vieille enseigne d'auberge)
Pourquoi j'étais là. C'était beaucoup demander. J'étais là parce que j'étais seule.
Oh mon Dieu... Si l'on demande à une pierre pourquoi elle est seule ; pourquoi dans l'entourage le plus joyeux qu'il soit, elle a roulé au loin vers une place solitaire... Je ne lui répondis pas.