Réjane Bougé

Ce constat a un effet miroir sur moi. Peu importe que je me sente à l’intérieur de moi comme si je n’avais encore que vingt et un ans, il doit, lui aussi, enregistrer des signes de cet ordre sur ma personne : taches sur mes mains, la peau de mon cou qui s’affaisse de même que celle sous mes bras, pour ne nommer que cela.

Certains patients devaient, eux, être toujours en retard tout comme moi j’étais toujours à l’heure ? S. me le confirme d’un air quelque peu résigné. Ma discipline ne doit pas l’avoir trop incommodé. J’aime penser qu’à ce chapitre nous vibrons à l’unisson. Je vois là une autre marque du sérieux de notre relation.

Je ne connais peut-être pas les défauts de S., mais je sais qu’il a cette qualité rare, ce don de savoir se taire. S’il me conforte dans le rapport de S. à l’argent, ce moment est aussi à mettre au compte de ceux où ses yeux parlent plus fort que s’il ouvrait la bouche !

Je ne sais plus si le film a pour titre L’argent fait le bonheur ou L’argent ne fait pas le bonheur. J’hésite. On préfère être dans le clan de ceux qui affirment que l’argent ne fait pas le bonheur, cette caste semble plus noble que l’autre, non ? Peut-on être à ce point arrogant et tonner que posséder des sous est synonyme de joie, de plénitude ? Je suis incapable de trancher. Mon sens moral préférerait que le titre soit L’argent ne fait pas le bonheur.

Si j’ignore tout des défauts dont S. peut être accablé, une chose est certaine, c’est qu’il n’en est pas exempt. On pourrait donc m’apprendre bien des choses sur lui qui m’étonneraient, me réjouiraient ou alors me décevraient. Mais le savoir avare me renverserait ! Plus que déçue, je serais atterrée.

Mon expérience se greffait ici sur la sienne. Nos enfances gravitaient autour d’un même lierre. Ce genre de coïncidence, conclut S. dans un article savant, « fait qu’on accepte plus volontiers en analyse certaines personnes », lorsque des bribes d’histoires se croisent ainsi.

C’est que, tous deux, nous sommes issus d’un milieu modeste. Et que nous avons, tous deux, comme bien d’autres de notre génération, accédé à l’univers de la culture. Bien que foisonnent autour de moi les exemples de gens qui ont aussi vécu ce grand écart, ce changement de classe sociale faisant d’eux des transfuges, cela n’atténue aucunement la force de ce genre de situation qui soude deux individus.

Que le désir de maternité constitue la pierre angulaire d’une analyse ne m’étonne guère. La plongée que l’on opère sur un divan ne peut qu’ouvrir des avenues nouvelles, de celles qui changent une vie. Le hasard de cette rencontre m’a permis d’encore mieux mesurer que mon destin n’avait pas été contrarié.

Avoir des enfants : ce désir m’a tenaillée de manière viscérale et hormonale en approchant de la quarantaine, plus concrètement à la mort de ma mère dont je changeais les couches à la fin de sa vie. Cet amour inconditionnel, je l’avais donc en banque moi aussi ? Et j’aurais pu le dispenser à autrui ?

C’est un plaisir énorme que j’ai partagé avec lui dans des moments parfois douloureux. Il ne s’agit pas de dire que nous nous complaisions dans les calembours. Mais il arrive que, même au sein d’un événement difficile et tortueux, les mots dans leur matérialité puissent nous aiguiller sur des pistes plus clémentes. Jusqu’à nous faire rire !

Je décerne le nom de docteur Rabbit à S. à la suite d’un rêve antérieur où il est question d’un lapin que je lui associe. C’est qu’il doit être pourvu de longues oreilles semblables à celles de cet animal pour m’écouter de même que tous ses autres patients !

Cette dame porte un jonc en or à chacune de ses mains, l’un à l’auriculaire gauche et l’autre à l’annulaire droit. Faut-il y lire les signes d’un engagement quelconque ?

Ni montre ni jonc, S. ne porte jamais aucun bijou.

Cette femme qui entend tout mais ne nous dévisage pas fait montre d’une grande discrétion ! Je sais gré à S. de m’avoir mise à l’écart, de nous avoir mis à l’écart, d’un œil inquisiteur fixé sur tous ses patients.

Il faut lever les yeux au ciel et ne pas le regarder. Il y a tout un protocole qui me semble ridicule et que je me promets de transgresser allègrement. D’une certaine manière, je l’ai coincé avec cette invitation et il peine à sourire.

Quiconque s’aventurerait de manière assidue dans sa galerie onirique, comme je le fais, y cueillerait son lot de souvenirs.

Mes rêves, qui vont rapidement prendre toute la place au sein de mon rituel d’écriture quotidien, piocheront eux aussi dans ma mémoire, à volonté ! Car, s’ils récoltent immanquablement des éléments survenus au cours des dernières vingt-quatre heures dans la vie de la dormeuse que j’étais alors, ils les amalgament à d’autres plus anciens.

Certes, il y est question d’une psychanalyse mais sans s’inscrire dans une filière romanesque. Je fais partie des écrivains en déficit de fiction, de ceux qui inventent peu, se frottant de plus près au réel. Poser un regard, le mien, sur ce que j’ai vu, voilà le rôle dans lequel je me glisse plus aisément.

Dire que j’ai appris à écrire sur un divan relève peut-être d’une certaine coquetterie, mais cela demeure malgré tout vrai ! Aujourd’hui, j’écris toujours, par besoin, par plaisir et aussi par passion, ce trio déclinant parfaitement l’ordre de mes priorités.

Certains symboles semblaient même plus importants pour lui que pour moi. Au point que je me demandais parfois si je ne ramenais pas sur le devant de la scène certaines images uniquement pour lui faire plaisir, le confortant ainsi dans ses interprétations.

À partir du moment où je me suis allongée sur le divan de S., j’ai souvenir que toutes mes séances débutaient par le récit de mes rêves. Celles-ci se déroulant à des heures diverses, j’essayais de ne pas trop penser à mes aventures nocturnes avant de les lui raconter, de ne pas trop les déflorer, de ne pas les interpréter à l’avance.