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Citation de Partemps


I. DU TEMPS DES AUTRES





On dîne tôt et vite dans les petits hôtels de montagne.

J’étais seul à table.

Me voici seul dans ma chambre.

Seul.

Cette aventure, je l’ai si fort et si longtemps désirée que j’ai souvent douté qu’elle pût être jamais. Or ce soir, mon souhait enfin réalisé, je me trouve disponible à moi-même. Aucun pont ne me conduit aux autres. Des plus et des mieux aimés je n’ai pour tout souvenir qu’une fleur, une photo.

La fleur, une rose, achève de se faner dans le verre à dents.

Hier, à la même heure, elle s’épanouissait à mon manteau. La boutonnière était assez haute pour qu’elle surprît mon visage dès qu’à peine il se penchait. Mais chaque fois, ma peau de fin d’après-midi, avant de s’étonner d’une douceur végétale, avait des réminiscences d’œillet. Tout un hiver, tout un printemps, n’avais-je pas voulu confondre avec le bonheur ces pétales aux bords déchiquetés, sur la sagesse nocturne d’une soie figée en revers ?

Tout un hiver, tout un printemps. Hier.

Dans une gare, les yeux fermés, une fleur condamne à croire encore aux tapis, aux épaules nues, aux perles.

Alors je n’ose plus espérer que soit possible la solitude.

C’est elle, pourtant, qui fut tout mon désir dans les théâtres où le rouge du velours, sur les fauteuils, depuis des mois, me semblait la couleur même de l’ennui. Elle seule, dont

j’allais en quête par les rues, lorsque les maisons, à la fin du jour, illuminaient, pour de nouvelles tentations, leurs chemises de pierre d’une tunique compliquée jusqu’à l’irréel.

J’entrais encore dans les endroits où l’on danse, où l’on boit, goulu d’alcool, de jazz, de tout ce qui soûle, et me soûlais indifférent à ce que j’entendais, dansais, buvais, mais heureux d’entendre, de danser, de boire, pour oublier les autres qui m’avaient limité mais ne m’avaient pas secouru.

Oui, je me rappelle. Deux heures, le matin. Le bar est minuscule. Il y fait bien chaud. La porte s’ouvre. Vive la fraîcheur. On me dit bonjour. Une main flatte mon épaule. Je

suis heureux, non de la voix, non de la main, mais l’air est si doux qui vient me surprendre.

Je dis bonjour à la fraîcheur, sans avoir nul besoin des mots dont les créatures humaines se servent pour leurs salutations. Hélas ! il n’y a pas que la fraîcheur qui ait profité de la porte. J’avais oublié mes semblables. Une créature humaine s’efforce de me les rappeler. On insiste, on m’embrasse. Il faut rendre politesse par politesse : voici que recommencent les simulacres ; « Bonjour, esprit habillé d’un corps », j’aime cette formule, la répète. L’esprit c’est bien cela, je voudrais me recomposer une pureté de joueur d’échecs, ne pas renoncer au bonheur mais vivre, agir, jouir avec des pensées. Il n’y a pas de contact humain qui m’ait jamais empêché de me sentir seul. Alors à quoi bon me salir ? Finies les joies ( ?) de la chair.

Une troisième fois je répète : « Bonjour, esprit habillé d’un corps », et donne ainsi la mesure d’une nouvelle confiance à qui vient d’entrer.

Hélas ! le malheur veut que je sois tout juste en présence d’un corps qui se croit habillé avec esprit.

On rit, je me fâche, marque quelle opposition existe entre l’autre et moi : « Mon esprit s’habille avec un corps, et toi ton corps prétend s’habiller avec esprit. » Je prévois la gifle, la pare, la reçois tout de même. Bonjour. Bonsoir. Je vais regarder comment se lève le soleil au bois de Boulogne.

J’ai marché. L’aube accrochait aux arbres des lambeaux d’innocence. Un petit bateau achevait de se rouiller, abandonné des hommes. Heureux de l’être. Seul comme moi. Seul. Illusion encore. Il paraît que l’autre m’avait suivi. J’entends sa voix : « Tu vois, ce yacht, c’est celui de l’actrice qui se noya dans le Rhin. » Oui, je me rappelle. Se rappeler. Encore, toujours. Mon professeur de philosophie avait donc raison qui prétendait que le présent n’existe pas. Mais là n’est pas la question. Un yacht est abandonné sur la Seine. Qui oserait l’habiter depuis qu’une actrice s’en précipita pour se noyer dans le Rhin, une nuit d’orgie ?
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