Roman trouvait agréable de se laisser mener, il détestait toujours autant conduire.
Après quelques minutes, il sentit ses muscles se relâcher. Il lui fallait conserver l'esprit ouvert aux bruits extérieurs, autrement, les vibrations du moteur seraient tout à fait capables de l'endormir.
La voiture remonta la rue Courtois, puis la rue Simons qui se jette rue du Faubourg des Postes. La circulation commençait à être dense à cette heure.
— Je balance le deux tons patron, proposa Kléber.
Roman émergea de la brume soporifique dans laquelle il semblait plongé depuis qu'il avait mis le pied hors du lit et se contenta d'un haussement d'épaules pour toute réponse.
Le message était clair, pas de deux tons.
Déçu, Kléber donna un coup d'accélérateur, ce qui eut pour effet de faire hurler le moteur. Il emprunta la rue du Faubourg des Postes jusqu'au square Barthélémy Dorez. Là, il se fit voler la priorité. Il s'apprêtait à foncer derrière le malotru, lorsqu'il se souvint de la remarque du commissaire. Il se contenta d'un coup du plat de la main sur le volant et d'une injure bien sentie.
Malheureusement, les vitres fermées en atténuèrent l'effet. Roman esquissa un sourire et entrouvrit les paupières.
— Franchement, hein, patron. Y en a, c'est à se demander où ils ont obtenu leur permis !
À qui appartient cet endroit de cauchemar ? interrogea Quentin.
Kléber feuilleta rapidement son carnet.
- Maurice Dewaelle. Le gros en salopette là-bas, contre le bahut. Un ex-taulard, voitures maquillées, contrebande, coups et blessures et même racket, la dernière fois il a pris huit ans. Depuis qu'il est sorti, il semble rangé des voitures. Enfin, si j'ose dire. À présent, il s'occupe de leurs funérailles !
Sa blague ne fit rire que lui. Devant le visage fermé des deux hommes, il retrouva immédiatement son sérieux.
- Je connais ce gars-là, lança Quentin.
Aux archives, ils manient son dossier avec des pinces à cornichons. En prison, il était tellement mauvais que pas un taulard n'osait l'approcher. Même les mouches évitaient de l'utiliser comme perchoir !
— On est arrivé très tôt, le propriétaire a découvert le corps et a aussitôt empêché quiconque de s'en approcher. J'ai donc pu effectuer un relevé relativement net. J'ai également découvert des traces fraîches de peinture contre le poteau en béton que voilà. Il s'agit d'un véhicule noir. Après analyse chimique je n'aurai aucune difficulté à retrouver la marque. Le gars a dû accrocher sa voiture en effectuant une marche arrière !
— Il devait être nerveux pour rater sa marche arrière ici. Un quarante tonnes ferait demi-tour sans problème. À moins qu'il ait été dérangé… Interrogez tout le monde ici, il est possible que quelqu'un ait vu quelque chose. Bon, merci messieurs, bonne continuation. Kléber tu nous accompagnes, on va dire bonjour à Maurice !
Les deux hommes se dirigèrent à pas lents vers un petit groupe massé à quelques dizaines de mètres.
Le lieutenant Kléber s'avança à leur rencontre.
— Bonjour commissaire, commandant, c'est pas beau à voir !
Étant donné la pâleur de son visage, ce devait être vrai.
— Alors ? interrogea Roman.
— Marie François, vingt-six ans, étranglée. On lui a versé de l'acide chlorhydrique sur le visage et dans la bouche. À mon avis, ce dernier détail n'est pas anodin !
— Ah bon, déjà une conclusion, releva Roman… et, quelle est-elle ?
— Encore une histoire de fric. Le pognon, c'est bien une invention du diable… Probablement un chantage… Elle a dû menacer de l'ouvrir et on la lui aura fermée définitivement !
— Ne conclus pas trop vite…
Les trois hommes abandonnèrent l'équipe affairée autour de la morte pour se diriger vers un coin retiré de la casse. Le Maurice en question était appuyé contre un énorme engin dont les roues avoisinaient les deux mètres de diamètre.
— Alors, Maurice, interrogea Quentin, on en prend cinq ?
— Ben, comment vous voulez bosser ? C'est vous les poulets, là, avec vous en travers du chemin, pas moyen de bouger les grues. Moi j'vous l'dis, le fumier qui a fait ça m'a joué un sale tour !
— C'est la petite, là-bas, qui regrette le plus !
— Mon passé, qui est pas blanc bleu, me donne un drôle de goût dans la bouche, commissaire. J'ai l'impression de replonger moi !
— Que veux-tu Maurice, la violence appelle la violence !
— Tu te souviens de Krause ? continua Quentin sans se préoccuper de la remarque de son ami.
— Et comment ! Par deux fois j’ai réussi à faire en sorte que la commission des conditionnelles rejette sa demande de libération. Pourquoi tu me parles de lui ?
— Il a monté un dossier en béton, il va être libéré sur parole !
— Qu’est-ce que tu racontes, tu débloques ou quoi ? Il en a pris pour vingt ans et ça ne fait que neuf ans qu’il est au trou !
— Non, non, mon ami Vigne me l’a affirmé, il a préparé son dossier pour la commission qui se réunit demain matin !
Roman le dévisagea, surpris. Son regard prit soudain une expression lointaine, perplexe.
— Je vais essayer de voir le Proc', murmura-t-il avant de sortir.
La veille, à tout hasard, il était passé voir le procureur qui avait accepté de le rencontrer, malgré l'aspect fortuit de sa visite. Le ton était rapidement monté entre les deux hommes.
Les propos du magistrat résonnaient encore à ses oreilles. D'après lui, compte tenu du rapport du psychiatre qui l'avait suivi durant ses années de détention, Krause était guéri et en mesure de réintégrer la société.
Il était loin d'être de cet avis. Pour sa part, ce dingue ne serait jamais guéri et ce n'était pas les rapports de tous les experts psychiatres du monde qui y changeraient quelque chose.
Mais bien sûr, il n'était qu'un policier à qui l'on demandait de risquer sa peau sans faire de vague.
Même si la rénovation s'imposait alors, le quartier avait peu à peu perdu de son âme d'antan. C'est une loi de la nature qui déteste le vide. Le nouveau chasse l'ancien, les deux époques peuvent rarement cohabiter. Cela est d'ailleurs autant valable pour les objets que pour les gens.
Ces lieux, à présent rénovés, s'embourgeoisaient. Autrefois, véritable faubourg populaire, cette partie de la ville était devenue le lieu de promenade des amateurs de balades architecturales. Aussi, c'est au quartier de Wazemmes qu'allait désormais sa préférence.
Il adorait ce quartier empli de bonnes vibrations, riche d'odeurs épicées et de gouaille populaire.
Autrefois, c'est dans le vieux Lille qu'il aimait musarder. Dans le quartier de la vieille bourse et, au-delà, parmi les vieux troquets d'habitués, les petites épiceries maghrébines aux mille parfums et les vieilles drogueries qui empestaient le formol et l'ammoniaque.
Mais voilà, tout cela était à présent remplacé par des boutiques de luxe et des bars branchés.
Depuis quelques semaines, il était préoccupé. Une sorte de langueur lui embrumait l'esprit. Il s'agissait d'angoisses qui envahissaient ses pensées, de jour comme de nuit. Le silence et la solitude matinale lui permettaient au moins d'en analyser les causes.
Pour quelle raison venait-il au bureau à une heure aussi matinale, sinon pour fuir inconsciemment quelque chose ou quelqu’un ? ...