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Citation de Partemps


Chez les poètes hébreux, la nature est l’expression vivante de l’omniprésence de Dieu, et leur intérêt se porte moins sur des phénomènes isolés que sur des «grandes masses». Comment nier la grandeur du Psaume 104: «Les arbres du Seigneur sont pleins de sève, les cèdres du Liban qu’il a plantés...», ou bien encore le livre de Job: «Le Seigneur marche sur les hauteurs de la mer, sur la crête des vagues amoncelées par la tempête» - tout en se disant, peut-être, que dans ce spectacle divin, Dieu occupe un peu trop la scène. Pour Humboldt, le christianisme avait libéré l’œil contemplatif en le détournant des dieux, de sorte que la nature prend toute sa valeur - création et expression de Dieu, certes, comme dans la poésie hébraïque, mais d’une manière moins théocratiquement imposante. Il cite comme un de ses textes préférés une lettre de Basile, un Grec de Cappadoce, ermite chrétien sur les rives de l’Iris en Arménie: «Te parlerai-je du beau chant des oiseaux, et de la profusion de fleurs ? Ce qui me charme le plus, c’est la tranquillité absolue de la région...» Il y a dans cette lettre, dit Humboldt, des sentiments et des sensations plus proches de ceux de l’époque moderne que tout ce que l’on peut trouver chez les Grecs ou chez les Romains. Mais le christianisme allait se détourner de plus en plus de la nature, y voyant le diable, et de toute étude de la nature, y voyant de la sorcellerie... En Asie, l’aube et le soleil resplendissent dans le Rig-Veda, symboles d’une religion cosmique dont on retrouve des éléments dans la mythologie populaire, par exemple la vie de Râma dans la forêt, ou bien encore dans la poésie de Kâlidâsa qui, dans le Meghaduta, décrit le passage d’un nuage ainsi que les paysages qu’il traverse. Chez les Perses (Firdûsî, Hâfiz, Saadi, AI Rûmî) la grande nature est moins présente, leur intérêt se portant sur des paysages aménagés (jardins, fontaines...) et sur des artifices de forme.

Les Arabes, eux, aiment chanter la guerre et l’amour, mais il y a aussi la vie du désert, telle qu’on la trouve dans la romance bédouine Antar. Après ce tour du monde antique, Humboldt, toujours à la recherche d’éléments d’une «poésie de la nature» satisfaisante, se tourne vers le monde moderne, à commencer par Dante Alighieri, «le fondateur inspiré du nouveau monde», dont la puissance référentielle et intellectuelle n’a d’égale que sa sensibilité à des impressions immédiates, telle «il tremolar della marina». Signe des temps aussi, l’ascension du mont Ventoux par Pétrarque, qui, malheureusement, reste empêtré dans l’allégorie et dans la morale. Bembo, par contre, dans son Aetnae Dialogus, donne un tableau animé de la géographie des plantes sur le volcan, depuis les champs de blé de la Sicile jusqu’aux marges enneigées du cratère. Et puis, encore et toujours, Colomb, décrivant la terre nouvelle avec ses arbres et ses fruits et ses lindas aguas, sentant que «mille langues ne suffiraient pas à la dire: "Para hacer relacion a los Reyes de las cosas que vian, no bastaran mil lenguas a referillo, ni la mano para la escribir, que le parecia questaba encantado. "» Et Camoens à Macao, emporté par la mer, le vent et les nuages, marin de l’âme, chantre de la gloire portugaise, qui pourtant parle beaucoup plus des épices, à valeur commerciale, que d’autres plantes tropicales... On passe alors par Shakespeare, sensible à «l’expression individuelle de la nature», et par Milton, sublime, mais dont les descriptions sont plus magnifiques que graphiques, pour arriver au XVIIIe siècle, à l’époque des Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, à toute une nouvelle série de tentatives pour s’approcher de la nature et pour dire ce terrain de rencontre d’une manière à la fois exacte et inspirante. Buffon accumule les faits exacts, mais ses phrases sont construites trop artificiellement et on ne sent pas chez lui cette «analogie mystérieuse entre les mouvements de l’esprit et les phénomènes perçus par les sens» qui est l’objet des recherches de Humboldt à ce stade ultime de ses pérégrinations. Chez Rousseau, le moi est souvent trop présent; chez Chateaubriand, pourrait-on dire, aussi, lui dont les passages à travers la terre s’accompagnent toujours de souvenirs historiques. Quant à Bernardin de Saint-Pierre, Humboldt l’a beaucoup lu, et avec délices, mais ses théories sont trop souvent saugrenues. Au fond, dès qu’il est question de nature à l’époque moderne, il est difficile de sortir du pastoral, de l’élégiaque, de l’idyllique, du didactique, de l’excessivement sentimental, etc. On a beau écrire d’une manière élevée, la pauvreté des matériaux et de l’information de base est par trop évidente -d’où, d’ailleurs, des tentatives de compensation par le style. Dans le passé, dans les anciens livres de voyages, par exemple, la pauvreté des matériaux était compensée par la naïveté, par une faculté d’émerveillement enfantine, ou encore par la dramatisation, une coloration épique. Mais rien de tout cela n’est possible aujourd’hui, c’est autre chose qu’il faut trouver. Nous avons affaire à une masse d’informations qu’il s’agit non seulement d’ordonner, mais à laquelle il faut aussi donner une aura, une lumière. Il serait possible d’atteindre à «une espèce de délice intellectuel» que les Anciens ne pouvaient connaître - mais quelle littérature est vraiment à la hauteur? On peut recueillir des éléments par-ci, par-là, mais on attend toujours «un élargissement du champ de l’art», on attend toujours une poétique qui sache «présenter à la contemplation de l’intellect et de l’imagination la riche matière du savoir moderne». Il ne peut être question de vagues analogies, de métaphores creuses, de mythes symbolistes, il s’agit de définition et de respiration, d’exactitude et d’extase, de sensorialité et d’intelligence, et d’une écriture qui soit autre chose que «du style», ou je ne sais quelle «prose poétique» maniérée.

Tout au long de son œuvre, depuis les premières notes prises dans les llanos, ou dans la forêt tropicale humide, ou sur les rives de l’Orénoque, jusqu’aux rédactions et aux compositions de Paris et de Berlin, Humboldt a essayé lui-même de s’approcher de cette littérature plus que «de la littérature» qu’il voyait poindre à l’horizon. On peut dire que cette œuvre consiste en relations, en études et en essais poétiques. Ces «essais poétiques» peuvent se trouver dans les relations et dans les études dont j’ai déjà cité quelques exemples, mais Humboldt y a consacré un livre spécifique, les Ansichten der Natur, traduit en français par Vues de la nature et en anglais par Views of Nature. Il n’y a rien à reprocher à ces deux traductions. Cela vaut cependant la peine de faire remarquer que dans une lettre adressée à son éditeur londonien, Humboldt lui-même écrit «views into nature». On peut imputer cela à l’insuffisance de son anglais, on peut aussi y voir une nuance intéressante.

Il s’agit dans les Ansichten de tentatives de «tableaux intégrés», où se lirait «la coopération des forces» de la nature, dans une prose qui se veut à la fois vigoureuse et flexible, le tout voulant à la fois engager l’imagination, augmenter la connaissance des choses (configurations cachées, relations plastiques profondes), et enrichir la vie par la présentation de nouvelles idées. Avec une petite fable, «La force vitale, ou le génie rhodien», qui n’y a sans doute pas véritablement sa place (mais Humboldt a du mal à «caser» tout ce qui lui vient à l’esprit), il y a dans ce livre six essais en tout: «Les steppes et les déserts», «La vie nocturne des animaux dans la forêt primitive», «Idées pour une physionomie des plantes», «Sur la structure et le mode d’action des volcans», «Le plateau de Caxamarca». Dire que ces essais répondaient complètement à ses vœux serait exagéré, disons simplement que c’est le livre auquel, en fin de compte, il tenait le plus, c’est là qu’il a mis le plus de lui-même, c’est là qu’il a consigné le plus de ses aperçus, c’est là qu’il offre le plus d’indications.

Le voici de nouveau sur les llanos, ces «steppes» du Venezuela:

«C’est dans la Mesa de Paja, par les 9° de latitude, que nous entrâmes dans le bassin des llanos. Le soleil était presque au zénith; la terre partout où elle se montrait stérile et dépouillée de végétation, avait jusqu’à 48° et 50° de température. Aucun souffle de vent ne se faisait sentir à la hauteur à laquelle nous nous trouvions sur nos mulets; cependant, au milieu de ce calme apparent, des tourbillons de poussière s’élevaient sans cesse chassés par ces petits courants d’air qui ne rasent que la surface du sol et qui naissent des différences de température qu’acquièrent le sable nu et les endroits couverts d’herbe. Ces vents de sable augmentent la chaleur suffocante de l’air. Chaque grain de quartz, plus chaud que l’air qui l’entoure, rayonne dans tous les sens, et il est difficile d’observer la température de l’atmosphère sans que des molécules de sable ne viennent frapper contre la boule du thermomètre. Tout autour de nous, les plaines semblaient monter vers le ciel, et cette, vaste et profonde solitude se présentait à nos yeux comme une mer couverte de varech ou d’algues pélagiques. Selon la masse inégale des vapeurs répandues dans l’atmosphère, et selon le décroissement variable de la température des couches d’air superposées, l’horizon, dans quelques parties, était clair et nettement séparé; dans d’autres, il était ondoyant, sinueux et comme strié. La terre s’y confondait avec le ciel. A travers la brume sèche et des bancs de vapeurs on voyait au loin des troncs de palmiers. Dépourvus de leur feuillage et de leurs sommets verdoyants, ces troncs paraissaient comme des mâts de navires qu’on découvre à l’horizon.
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